GALBRAITH, John Kenneth, The Affluent Society, Mariner Books, 1998. Écrit il y a plus d’un demi-siècle (1958), ce livre explique les mécanismes de notre société.
Le projet de Galbraith est un peu celui de Montesquieu : il cherche « le principe » de notre société, la règle fondamentale qui la fait ce qu’elle est. De là, il montre d’où viennent ses maux et comment les guérir. Mais il n’analyse pas leurs causes comme le font Montesquieu et Tocqueville : pour eux elles résultent de ce que le principe de la société a été poussé à l’absurde, qu’on a trahi l’esprit des lois ; corollaire : pour guérir il faut revenir aux fondamentaux. Pour Galbraith, c’est le principe lui-même qui est usé. Il en faut un nouveau.
La modélisation de Galbraith a deux pans. D’un côté les idées reçues que nous pensons suivre et qu’on évoque pour bloquer un changement ; de l’autre la logique qui nous guide réellement.
Idées reçues (ou grande manipulation ?)
- Depuis quelques décennies en France, et depuis les origines dans le monde anglo-saxon, on est convaincu que le service public est inefficace et inutile. Par contraste, le secteur privé, c’est le bien. Quand l’entreprise ou l’individu s’endette c’est bien, quand le secteur public le fait, c’est mal. Or, l’un produit l’essentiel (éducation, santé, sécurité, transport…) et l’autre l’accessoire. Derrière cette idée s’en trouve une plus simple : pour alimenter le service public, il faut prélever de l’argent sur ceux qui en gagnent beaucoup. Ce qu’ils n’aiment pas. (En outre l’Anglo-saxo semble être convaincu que tout ce qu’il a reçu ne peut lui être enlevé.)
- C’est aussi pour cela qu’ils mènent une croisade contre les pauvres (qu’ils accusent généralement de paresse) : pour aider le nécessiteux la société doit prélever des impôts.
- Le marché semble avoir, dans le panthéon anglo-saxon, la place principale. C’est le bien, le synonyme de la vitalité et de la liberté. Il alloue les ressources de la société au mieux et stimule l’innovation. Dans les faits, comme le montre l’automobile, il ne crée que des colifichets, qu’il faut nous convaincre d’acheter au moyen d’un lavage de cerveau publicitaire. Paradoxalement, ce qui tire l’investissement, l’économie et l’innovation, c’est l’industrie de l’armement. C’est aussi elle qui permet à l’État d’être fort (payer des impôts pour l’armement est accepté), et donc d’avoir les moyens de stabiliser l’économie. Mais elle absorbe toutes les ressources du service public.
- Consensus : il n’y a de salut que dans la croissance. Le principe fondateur de l’économie est que tout ce qui augmente la production est bon. Or, paradoxalement, cette idée entre en conflit avec le principe le plus sacré de la pensée économique, celui du rendement décroissant, qui veut que toute bonne chose ait une fin. Donc, appliqué à nos besoins, qu’ils soient saturables. Pourquoi donc consommons-nous de plus en plus ? Parce que nous y sommes conditionnés. La sécurité de notre emploi et de nos revenus est liée à la capacité de production de notre économie. Une saturation des besoins signifierait donc chômage et déchéance. L’économie, pour notre salut, nous a donc programmés pour consommer de plus en plus. Ce qui explique que l’utilité de ce que produit l’économie soit de plus en plus faible et qu’il faille de plus en plus de propagande pour nous convaincre de l’acheter. Nous sanctifions la production (et la croissance), alors qu’en fait ce qui compte pour nous est notre sécurité, la production n’étant qu’un moyen de l’atteindre.
- De ce fait, ce que l’on pourrait appeler la pensée de gauche (qu’en Amérique on nomme « libérale ») se bat pour la croissance de la production génératrice d’emploi.
- Cette pensée de gauche veut aussi réduire les inégalités de revenus, ce à quoi elle tend à sacrifier le service public, qui pourtant fait infiniment plus pour le pauvre qu’un meilleur salaire.
- Galbraith se demande pourquoi il n’existe plus de classe oisive dans notre société (cf. nobles ou grands patrons de l’industrie du début du 20ème siècle). Parce qu’elle a baptisé l’oisiveté de ses classes dirigeantes « travail ».
Principe de notre société
Nos idées et celles des économistes se sont formées à une époque de misère, de manque. Ainsi la théorie économique explique-t-elle qu’il est normal de crever de faim. Que c’est bon pour la société. Mais le monde a changé, il s’est mis à produire de plus en plus, et, sans pour autant réduire les écarts de fortune, il a amené la pauvreté de cas général à cas particulier. Nous vivons dans une société d’abondance. Du coup nous sommes devenus dépendants de notre capacité à produire : elle signifie emploi et revenus, donc sécurité.
L’histoire du monde est marquée par cette quête de la sécurité, d’abord ce sont les entreprises qui l’ont acquise en verrouillant le marché, puis c’est le citoyen qui l’a désirée. C’est elle qui nous pousse à produire.
Maux
Ce modèle engendre naturellement deux fléaux, qui viennent de ce que notre désir de sécurité, qui s’exprime par le mythe d’une production poussée à ses limites, place le système dans une situation instable :
- La dette. Parce que nous sommes conditionnés pour consommer, nous sommes poussés à consommer plus que ce que nous gagnons. Et l’économie fait ce qu’elle peut pour nous fournir les moyens de ce faire. Cercle vicieux : les périodes fastes encouragent un endettement irrationnel, les crises forcent à rembourser alors qu’on ne le peut plus. (Exemple : crise actuelle.)
- L’inflation. Production et mécanisme de création du besoin sont au maximum. Donc besoin et pouvoir d’achat (le salaire de ceux qui produisent) tendent à anticiper l’offre. Tension inflationniste.
Il existe deux moyens de lutter contre l’inflation, tous deux rendus inopérants par les idées reçues vues plus haut :
- Politique monétaire, de droite. Une banque centrale indépendante augmente le prix du crédit. Malheureusement, ce faisant, on n’affecte pas le mécanisme de création de besoin, et on s’en prend à la production, qui résiste par principe à toute réduction. En outre, les oligopoles qui dominent le marché ne suivent pas les lois des livres d’économie. Ils ont des possibilités d’augmentation de prix qu’ils ne réalisent pas immédiatement. De ce fait, ils ont des marges de manœuvre qui leur permettent de passer l’augmentation de leurs coûts au marché. Ce faisant, ils sont peu touchés par inflation (qu’ils propagent) et mesures monétaires.
- Politique fiscale (l’état augmente les impôts, mais ne consomme ce qu’il a prélevé, pour réduire la demande qui génère l’inflation), de gauche, possiblement combinée à un contrôle des prix. Entre en conflit avec les dogmes de la nécessaire inégalité, de la production, et de l’efficacité du marché (le contrôle des prix s’opposant aux mécanismes du marché).
Par contre si ces politiques sont trop brutales, elles peuvent arrêter l’économie, et provoquer une dépression. Elles sont donc dangereuses, car difficilement contrôlables.
A cela vient s’ajouter le déséquilibre public / privé. Le service public fournit l’essentiel de nos besoins, or, il n’en a plus les moyens. En outre, les parents travaillant, l’enfant est maintenant entre les mains d’une société qui ne sait que créer le besoin de consommer.
Investir dans l’homme plutôt que dans le capital
Pour Galbraith, il faut sortir de ce cercle vicieux :
- Il faut déconnecter notre préoccupation de sécurité (emploi, revenu) de la production. Salaire pour les chômeurs, travaux non directement productifs. Le travail doit devenir enrichissant.
- Il faut éliminer l’armement comme moteur de l’innovation et de l’économie, et comme stabilisateur.
- Il faut supprimer la pauvreté. Un revenu minimum ne coûte rien à une société riche.
- Il faut renforcer le service public qui apporte à l’humanité l’essentiel de ses besoins, en taxant systématiquement l’activité économique. Par contre utiliser le salaire et l’impôt pour réduire les inégalités est inefficace (c'est attirer inutilement les foudres des plus riches) : rien ne fait plus pour le pauvre qu’un secteur public efficace.
- Maintenant que nous savons satisfaire nos besoins, il faut passer d’une civilisation obsédée par un bien matériel de plus en plus futile, et qui lui a asservi l’homme, à une civilisation qui investit dans le développement de l’individu.