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vendredi 6 juin 2014

Une politique de la langue

Drôle de livre. En 1793, l’abbé Grégoire lance une enquête sur les patois. Il transmet un questionnaire à des correspondants locaux. Il veut connaître la nature de ces patois. Cela ressemble à une étude anthropologique. Les trois auteurs du livre analysent questionnaire et réponses.

Ce qu’il y a d’étrange est l’écart entre ce que je lis de ces textes et le traitement qui en est fait, et qui se présente, fort scientifiquement, comme la seule expression possible de la vérité.

Qu’est-ce que je lis ? 1793, c’est la Révolution en danger. Les révolutionnaires constatent que, faute d’une langue commune, la population ne comprend pas leurs intentions. Soit on y résiste, soit, à l’envers, on les trahit. Leur théorie est que cette multitude de langues est une arme du féodalisme, qui a toujours voulu diviser pour régner. (En analysant le manque de rationalité des zones d'implantation des langues locales, ils apportent des preuves convaincantes de cette assertion.) Finalement, ayant peu d’argent, la République enverra quelques maîtres d’école dans les régions qui semblent en avoir le plus besoin. Dans ce contexte, le questionnaire de l’abbé Grégoire peut être une tentative de compréhension des cultures locales, afin de les faire évoluer.

Que disent nos auteurs ? Ils interprètent ces textes à la lumière des événements de 68. La parole du peuple a fait trembler le pouvoir central. Eh bien, l’abbé Grégoire c’est de Gaulle. Et il veut asservir le peuple. Comment ? Par une langue unique diffusée par l’école, agent des basses œuvres du mal. Ils s’attellent à démonter ses intentions machiavéliques. En faisant preuve d’un manque de rigueur intellectuelle stupéfiant. Exemple. L’abbé Grégoire écrit à ses correspondants de l’excuser par avance, car il ne pourra sûrement pas les remercier de leurs travaux. Or, il les remercie tout de même. Voilà bien qui prouve sa duplicité !, s’exclament nos auteurs. Pour ma part, je n’y vois que simple politesse.

Mais ce sont les correspondants de l’abbé Grégoire qui sont le plus mal traités. Ce ne sont que de pauvres types, fascinés par la ville, à qui on demande de scier leurs racines. Moi, je trouve qu’ils semblent fort cultivés. Et qu’ils ne se laissent pas impressionner. D’ailleurs, l’abbé Grégoire n’est-il pas lui-même un provincial ?

Curieusement, l’attitude des auteurs est le reflet exact de ce qu’ils reprochent à l’abbé Grégoire. Ils font preuve d’un mépris étonnant vis-à-vis de leur sujet. La morgue de l’intellectuel comme jamais elle ne s’était exprimée. Et quelle langue ! Ils se sont baptisés scientifiques. Ils se veulent apparemment aussi stylistes. Le texte n’est compréhensible que par l’initié (auquel, d’ailleurs, ils n’arrêtent pas de décocher des sous-entendus). Exemple :
Mais, par là, ils trahissent leur position, liée aux règles d’une langue, séduite par les voix d’une filiation, et mobile sur une surface linguistique tant qu’une expérience révolutionnaire plus directe ou plus prolongée ne les assure pas d’être témoins d’un Zeitgeist, d’une force au travail dans l’épaisseur de la société.
Où mène cet extraordinaire délire d’autosatisfaction ? A l’apologie du féodalisme, puisque l’action révolutionnaire fut le mal ! Or, ce sont de telles théories qui prévalent depuis 68. Ce sont elles qui ont démoli l’école pour pouvoir en libérer le peuple. Et qui, de ce fait, ont réinstallé l’Ancien régime. La domination des héritiers de ceux de nos auteurs qui ont eu des enfants.

(CERTEAU, Michel de, JULIA, Dominique, REVEL, Jacques, Une politique de la langue, Folio histoire, 2002 - première édition, 1975.)

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