Drôle de livre. En 1793, l’abbé Grégoire lance une enquête
sur les patois. Il transmet un questionnaire à des correspondants locaux. Il
veut connaître la nature de ces patois. Cela ressemble à une étude
anthropologique. Les trois auteurs du livre analysent questionnaire et
réponses.
Ce qu’il y a d’étrange est l’écart entre ce que je lis de
ces textes et le traitement qui en est fait, et qui se présente, fort scientifiquement, comme la
seule expression possible de la vérité.
Qu’est-ce que je lis ? 1793, c’est la Révolution en
danger. Les révolutionnaires constatent que, faute d’une langue commune, la
population ne comprend pas leurs intentions. Soit on y résiste, soit, à l’envers,
on les trahit. Leur théorie est que cette multitude de langues est une arme du
féodalisme, qui a toujours voulu diviser pour régner. (En analysant le manque de rationalité des zones d'implantation des langues locales, ils apportent des preuves convaincantes de cette assertion.) Finalement, ayant peu d’argent, la
République enverra quelques maîtres d’école dans les régions qui semblent en
avoir le plus besoin. Dans ce contexte, le questionnaire de l’abbé Grégoire
peut être une tentative de compréhension des cultures locales, afin de les
faire évoluer.
Que disent nos auteurs ? Ils interprètent ces
textes à la lumière des événements de 68. La parole du peuple a fait trembler
le pouvoir central. Eh bien, l’abbé Grégoire c’est de Gaulle. Et il
veut asservir le peuple. Comment ? Par une langue unique diffusée par l’école,
agent des basses œuvres du mal. Ils s’attellent à démonter ses intentions machiavéliques. En
faisant preuve d’un manque de rigueur intellectuelle stupéfiant. Exemple. L’abbé
Grégoire écrit à ses correspondants de l’excuser par avance, car il ne pourra sûrement
pas les remercier de leurs travaux. Or, il les remercie tout de même. Voilà
bien qui prouve sa duplicité !, s’exclament nos auteurs. Pour ma part, je
n’y vois que simple politesse.
Mais ce sont les correspondants de l’abbé Grégoire qui sont
le plus mal traités. Ce ne sont que de pauvres types, fascinés par la ville, à
qui on demande de scier leurs racines. Moi, je trouve qu’ils semblent fort
cultivés. Et qu’ils ne se laissent pas impressionner. D’ailleurs, l’abbé
Grégoire n’est-il pas lui-même un provincial ?
Curieusement, l’attitude des auteurs est le reflet exact de
ce qu’ils reprochent à l’abbé Grégoire. Ils font preuve d’un mépris étonnant
vis-à-vis de leur sujet. La morgue de l’intellectuel comme jamais elle
ne s’était exprimée. Et quelle langue ! Ils se sont baptisés
scientifiques. Ils se veulent apparemment aussi stylistes. Le texte n’est
compréhensible que par l’initié (auquel, d’ailleurs, ils n’arrêtent pas de
décocher des sous-entendus). Exemple :
Mais, par là, ils trahissent leur position, liée aux règles d’une langue, séduite par les voix d’une filiation, et mobile sur une surface linguistique tant qu’une expérience révolutionnaire plus directe ou plus prolongée ne les assure pas d’être témoins d’un Zeitgeist, d’une force au travail dans l’épaisseur de la société.
Où mène cet extraordinaire délire d’autosatisfaction ? A
l’apologie du féodalisme, puisque l’action révolutionnaire fut le mal ! Or, ce
sont de telles théories qui prévalent depuis 68. Ce sont elles qui ont démoli l’école
pour pouvoir en libérer le peuple. Et qui, de ce fait, ont réinstallé l’Ancien
régime. La domination des héritiers de ceux de nos auteurs qui ont eu des
enfants.
(CERTEAU, Michel de, JULIA, Dominique, REVEL, Jacques, Une politique de la langue, Folio histoire, 2002 - première édition, 1975.)
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