Condorcet fut le « dernier des philosophes ». Il a été
adoubé par Voltaire et d’Alembert, il a correspondu avec Frédéric II. Dès sa
jeunesse il est reconnu comme un immense mathématicien. Son prestige est
énorme, mondial. Et pourtant contrairement à des Euler, Laplace ou Lagrange, qui sont
ses contemporains, il n’a pas laissé grande trace dans les livres de cours.
En fait, il n’a rien inventé, il a utilisé les outils de son
temps. En particulier les travaux de Bayes, qui permettent d’estimer la
probabilité d’un événement à partir d’observations sur sa fréquence de survenue
dans le passé.
Il pensait que l’histoire était la marche de la raison se
dégageant de l’obscurantisme. Il a voulu accélérer ce phénomène, si je
comprends bien, en concevant la « mathématique sociale ». C’est peut-être
bien la science de la décision pour l’action ou « pragmatique ». Un
procédé qui permet de prendre les décisions les meilleures possibles. Son idée
semble avoir été la suivante.
Tout d’abord, les mathématiques seraient une forme de
langage, dégagé de ce qui produit la confusion du langage ordinaire. L’homme
habile peut ramener la clé de voûte de tout problème à une formulation
mathématique. Les économistes modernes parleraient de « modélisation ».
Tout phénomène peut être modélisé par la raison. Les probabilités permettent
alors d’estimer, à partir de l’observation, les paramètres constitutifs du
modèle. Et donc de prendre une décision qui minimise le risque d’erreur.
Tout ceci s’accompagne de techniques qui permettent de
clarifier le débat. Symbolique mathématique d’une part (pas au point à l’époque),
mais aussi, statistiques et techniques de représentation de données, telles que
les tableaux ou les courbes (pas plus au point).
En économie, Condorcet serait qualifié aujourd’hui de
libéral. Il était l’ami des physiocrates et d’Adam Smith, dont sa femme a
traduit les travaux. C’était un homme de libre échange et de laisser faire. Mais
ce qui me frappe surtout c’est sa proximité avec l’économiste
moderne. En particulier avec la démarche méthodologique d’Arrow, seul
économiste dont j’ai regardé les travaux. (Arrow a traité du paradoxe de
Condorcet, mais, apparemment, en l’attribuant initialement à quelqu’un d’autre et sans avoir
lu les travaux de Condorcet.)
Son argumentation s’appuie sur une démonstration
mathématique incompréhensible supposée la prouver. Cela peut très vite tourner
au sophisme mathématique. Car ce raisonnement compliqué masque des hypothèses
implicites, qui représentent un a priori idéologique. (Ce que la « raison »
nous permet de voir c’est ce que notre culture y a semé. Pas la vérité absolue,
pour peu qu’elle existe. Voici ce que mon idéologie propre, appuyée par les
travaux d’anthropologie, me fait penser.)
L’erreur se manifeste dès ses premiers travaux en physique.
Il a voulu appliquer cette technique au problème des trois corps. Mais toute sa
démonstration repose sur une hypothèse fausse : une équation polynomiale est soluble par radicaux.
Sa théorie du vote semble victime du même biais. Pour lui le
vote est une méthode de recherche de la vérité. Il fait l’hypothèse que la
société est constituée d’individus indépendants les uns des autres. Ce qui l’amène à une
contradiction, le fameux paradoxe de Condorcet. Mais il ne semble pas l’avoir
ému. En fait, il fait tout pour combattre la dimension systémique de la
société. Ainsi, ses travaux l’amènent à envisager que les acteurs s’influencent
les uns les autres. Ce que son rôle, quelque peu pitoyable, dans la Révolution
lui a permis d’observer. Il en arrive à entrapercevoir ce qui va devenir la
théorie des jeux. Mais il cherche surtout à éviter que cette situation puisse
se produire.
Curieusement, ce que montre Gilles-Gaston Granger, c'est que, non seulement Condorcet n'a rien découvert, mais que, surtout, il a négligé toutes les idées révolutionnaires sur lesquelles débouchaient ses travaux...
Condorcet, djihadiste de l'individualisme libéral ?
GRANGER, Gilles-Gaston, La
mathématique sociale du marquis de Condorcet, Odile Jacob, 1989.
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