Tout était dans mon premier livre ! Le travail que je
fais depuis 15 ans est une enquête. Mais elle m’a surtout permis de mettre des
noms frappants sur ce que j’avais observé.
Deux de ces noms sont « changement planifié » et
« changement dirigé ». La cause du livre était une constatation. Depuis
les années 80, je rencontre des organisations malheureuses. Pourquoi ? « Changement
dirigé ». Changement bureaucratique imposé par le haut au bas. Or, le
savoir dont le changement a besoin pour réussir est en bas. Bref, le changement
est mal conçu et échoue. D’où cercle vicieux de perte de compétitivité et de
dégradation des conditions de travail. Mais, il y a une autre manière de
procéder. Le changement planifié. Idées et mise en œuvre sont la responsabilité
d’en bas. Le haut organise le changement. Il n’y a ici rien de nouveau.
Tocqueville a dénoncé le changement dirigé comme le mal de la France, depuis l’Ancien
régime. Et l’ensemble des travaux de Kurt Lewin, le père de la recherche
moderne sur le changement, porte sur le changement planifié. C’était aussi le
cheval de bataille de Michael Beer, éminent professeur de la Harvard Business
School, avec qui j’ai beaucoup échangé au début des années 2000.
Trois idées ont guidé tous mes livres. Je voulais donner
des conseils à l’action. Mais des conseils très particuliers. Ce que la
nouvelle « économie comportementale » appelle « nudge », « coup
de pouce ». C’est l’opposé de la démarche programmatique propre au
changement dirigé. Je voulais aussi rattacher ce travail à la science. Ce qui
m’a entraîné, par une suite de hasards, aux origines de la pensée humaine. Mais,
surtout, je voulais être lu de tous. J’ai pensé qu’il fallait multiplier les
exemples. Or, mes exemples initiaux venaient de l’entreprise. J’ai vite compris
que la France n’aime pas l’entreprise. Alors j’ai parlé de politique, de
couple, d’évolution… Cette recherche d’exemples m’a amené dans un voyage
inquiétant. Car depuis des millénaires nous semblons jouer au même jeu. En
répétant les mêmes erreurs. La suite de ce texte résume quinze ans d’enquête.
Enquête chez les scientifiques
Au commencement, il y eu des cours de MBA. Le changement y
est à la mode. Un texte m’a frappé. Je disais la même chose que la dynamique
des systèmes. La dynamique des systèmes vient de Jay Forrester du MIT. Dans les
années 90, on parlait d’un de ses avatars, « l’organisation
apprenante » de Peter Senge. Mais, nous n’étions pas d’accord sur tout.
Mon expérience montre que l’on ne peut pas modéliser une organisation a priori, comme le croit la dynamique
des systèmes. C’est en voulant la changer qu’émerge ce qui motive son
comportement. Alors, je suis entré en contact avec Edgar Schein. Il est, en quelque
sorte, le pape de l’Organization Development. L’équivalent, pour le groupe
humain, de Françoise Dolto, pour l’individu. A l’époque, je ne savais pas tout
cela. Je lis un article de lui. Je lui écris pour lui donner mon avis. Il me
répond, après quelques échanges, que j’ai réinventé son travail. Il m’a
conseillé de lire ses livres. Ce qui m’a amené à d’autres lectures, et à écrire
à d’autres chercheurs. De fil en aiguille, je me suis mis à explorer les
sciences. A la recherche de fondations solides. Plus je me suis enfoncé, moins
j’en ai trouvées. Jusqu’à découvrir que la philosophie était première. La
philosophie allemande, par exemple, annonce la sociologie moderne. Or cette
philosophie est le fruit de la culture dont elle est issue. C’est un résultat
fondamental d’anthropologie. Un groupe humain est une « organisation
apprenante ». Il apprend de son expérience. Et il représente ce savoir en
une « pensée ». C’est elle qui guide les actions de l’homme. La
science est un moyen, propre à l’Occident, de formuler ce savoir collectif. De
ce fait, toutes les cultures ont des choses à nous apprendre. Et peut-être, en
ces temps de fin du monde, les cultures « primitives », plus que les
autres. Car elles ont vécu en permanence sur le fil du rasoir.
Les piliers des sciences du changement
Où ce travail, m’a-t-il mené ? Je vais le résumer en
quelques noms.
Kurt Lewin a été le premier à appliquer la science aux
changements sociétaux. Ayant connu l’Allemagne nazie, il voulait,
définitivement, éradiquer le totalitarisme. Il est mort d’épuisement.
En fait, la question fondamentale, en termes de
changement, est : pourquoi s’y intéresser ? Principalement pour des
raisons négatives. Pourquoi mes enfants sont-ils irrationnels ? Pourquoi
mon couple ne va pas ? Pourquoi mon chef a-t-il un comportement bizarre ?
Pourquoi ce que j’aimais dans mon pays disparaît-il ? Pourquoi les
réformes gouvernementales échouent-elles ? Pourquoi le choix politique
est-il aussi pauvre ? Pourquoi le chômage ? Pourquoi était-ce mieux
avant ? Pourquoi la guerre d’Iraq ? Pourquoi la crise de l’euro ?
Pourquoi notre développement n’est-il pas durable ? Bref, pourquoi
« ça ne marche pas » ?
Le changement, c’est avant tout faire que « ce qui ne
marche pas », « marche ». Et cela revient exactement, pour
l’individu, à passer de la dépression à son envers, l’optimisme. Nouveau nom :
Martin Seligman. Ce psychologue est le spécialiste de l’optimisme. Il
dit : dépression = l’aléa détruit ; optimisme = l’imprévu
stimule.
Arrive alors Paul Watzlawick, un autre psychologue. Il
montre pourquoi nos changements ratent. Le groupe humain est un « système ».
« Système » s’oppose à « chaos ». Autrement dit la
caractéristique du système est de conserver un ordre. Conséquence : il
s’oppose au changement. Ou, plutôt, il refuse le changement qui menace cet
ordre, car il est vital. En effet, tous système à la possibilité de changer,
mais selon certaines règles. Et c’est parce que nous ne les respectons pas que
nos changements échouent. Et que notre vie, ou celle de notre nation ou du
monde, s’enfonce dans des cercles vicieux parfois fatals. Conduire le
changement, c’est, avant tout, changer son modèle mental du monde. Car c’est parce
que nous pensons faux que nous agissons mal.
Comment s’y prendre ? Le pragmatisme explique que le
changement résulte d’un processus. Pas d’une décision. Le pragmatisme est un
des très puissants courants de la philosophie américaine. Mais ses idées se
retrouvent un peu partout. Chez les Chinois, les Grecs anciens, Kant, Camus,
Watzalwick et bien d’autres. Le pragmatisme c’est la science comme recherche de
« ce qui marche ». De « la voie », diraient les Chinois.
Deux mots clés : enquête et expérience.
L’occident refuse le changement
Cependant, quelque-chose manquait à mon premier livre. Je
n’avais pas compris que ce qui me paraissait évident, et n’était qu’une redécouverte
de savoirs anciens, n’allait pas de soi.
Dans mon enquête quelqu’un m’a particulièrement marqué.
Dennis Meadows, un autre collaborateur de Jay Forrester, et l’un des auteurs du
rapport du Club de Rome, « les limites à la croissance ». Il a
bataillé toute sa vie pour nous convaincre que nous courrions à la catastrophe.
Aujourd’hui, il a jeté l’éponge. Notre modèle sociétal est par nature vicié. Il
repose sur la croissance. Or, une croissance éternelle est, évidemment !,
impossible. Mais nous ne le comprendrons que quand il sera trop tard. Dans peu
de temps. Solution ? Résilience. Trouver des moyens pour que l’espèce
humaine encaisse ce choc destructeur, sans totalement perdre son âme.
Il est tellement inquiétant, et désillusionné, que je ne
l’ai pas pris au sérieux. Il m’a fallu trois ans pour me convaincre qu’il avait
certainement raison. Car j’ai fini par comprendre que ce qui nous animait était
ce que Nietzsche a appelé « la volonté de puissance ». Le désir de
plier l’autre et la nature à nos désirs. Autrement dit, la culture occidentale
nie le changement.
Du coup, j’ai suivi l’exemple de Dennis Meadows. La
catastrophe étant probablement inévitable, je suis parti de la perspective de
l’individu qui se demande comment se tirer d’affaires. Et, pour commencer,
comment échapper à la manipulation de notre cerveau qui nous fait nier la
nécessité du changement. Puis, comment construire sa résilience, pour affronter
l’inconnu. Tout cela en cherchant dans le patrimoine de nos connaissances des
techniques efficaces. C’est le projet de
mon dernier livre.
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