Le livre qui m’a fait sombrer dans la dépression. La
description, par le menu, du plus grand de tous les changements ratés.
JENKINS, Simon, Thatcher and sons, Penguin, 2007.
Deux révolutions
Mme Thatcher a gouverné contre son parti et contre une
majorité de ses concitoyens. Son règne est marqué par trois victoires. Contre
les Argentins aux Malouines, contre le syndicat des mineurs en Angleterre, et
contre l’Europe. La première, qui va assurer une survie politique compromise, est
due à son incompétence. Ayant terrorisé son cabinet, il n’a pas eu le courage
de lui dire ce qui se tramait en Argentine, et comment le prévenir.
Curieusement, elle est hésitante et politique, au sens
traditionnel du terme. Le radicalisme des réformes thatchériennes est le fait
de ses ministres des finances et de l’éducation, et de ses successeurs. En
premier lieu Blair et Brown.
Margaret Thatcher rêve d’une sorte de « dictature de la bourgeoisie ». Elle
n’aime ni la haute société, ni les pauvres. Elle veut rendre aux classes
moyennes leur dû. Pour cela, elle rompt le « consensus » d’après guerre, l’Etat protégeant la société des aléas
du capitalisme.
Le thatchérisme produit « deux révolutions ». D’abord une privatisation massive de
l’économie, à prix bradés. Ensuite, paradoxalement, une centralisation sans
précédent (y compris en France) de l’Etat. En effet, comme dans le modèle
léniniste, pour détruire un ennemi qui s’étend à mesure qu’on le réforme (socialisme,
syndicats, universités, démocratie locale…) il faut un pouvoir d’exception. En
outre, l’Etat découvre qu’il doit contrôler les monopoles privatisés (par
exemple le rail), puisque le marché ne peut pas le faire.
Le totalitarisme du
tableau de bord
D’où deux effets léninistes. En premier, une colossale perte
d’efficacité de l’Etat. « La
centralisation thatchérienne n’a réduit le coût d’aucun programme (pas même du
logement). Dans ce dernier quart de siècle, les dépenses publiques n’ont pas
seulement cru, en termes réels, elles ont doublé ». Elle vient de ce
que le ministère des finances veut tout contrôler. Ce qui est démesurément coûteux (il emploie des nuées de consultants !), et ridiculement
inefficace. Surtout, il veut quantifier pour allouer au mieux ses subsides. Jusqu'à la moindre dépense locale. Inconcevable même chez nous ! Le mouvement de libération de l’individu est devenu un flicage
totalitaire.
Croisade
Pourquoi n’a-t-on pas réalisé toute
l’inefficacité de ces changements ? Parce que le Thatchérisme est un
combat. Ses forces du mal sont le service public et la démocratie. Il pense,
comme Hayek, que l’avènement de la culture des affaires fera le bonheur
collectif. Car elle est honnête. « (Gordon
Brown) a mis sa confiance dans le capitalisme comme outil de redistribution
sociale, alors que ses prédécesseurs avaient mis la leur dans le service
public. » Le changement était un acte de foi. Une nouvelle culture aurait
des bénéfices immenses. Pourquoi compter, dans ces conditions ? C’était le
pari de Pascal.
Ou de Lénine ? La réforme
succède à la réforme. Thatcher et Blair en veulent toujours plus. Aujourd'hui, ils regrettent de ne pas être allés
assez loin : c’est pour cela que ça n’a pas marché.
La gabegie
Les cabinets de conseil et les « quangos » sont partout. « Les dépenses en conseil du gouvernement travailliste ont été estimées à
70md£ entre 1997 et 2006 (…) La
profession elle-même a estimé que quelques 40% de sa production étaient à
destination du secteur public. » Les quangos sont des organismes
confiés à des ressortissants du secteur privé. Ils répartissent les fonds
publics à usage public, sans contrôle démocratique. On y gagne beaucoup
d’argent.
L’administration dépense aussi des fortunes en ordinateurs
et en avocats. Souvent pour des projets qui avortent. Les entreprises privées sont
comme chez elles dans les ministères. Elles détachent des pans entiers de la
fonction publique. Inexplicablement, le nombre de fonctionnaires n’arrête pas
de croître.
Thatcher, Major, Blair, Brown… et Sarkozy
Ce que révèle le livre aussi est à quel point Thatcher,
Major, Blair, Brown et Sarkozy sont faits du même bois. Fascination pour les
riches, haine de l’establishment, aucune culture, mais aussi, et c’est plus
surprenant, aucune vision. Ils sont excellents dans les situations de crise. C’est
elles qui les gouvernent. Ce sont surtout de vilains petits canards. Thatcher
doit sa carrière à ce qu’elle était une femme, et à quelques hasards heureux. Blair
à ce que les travaillistes ont besoin d’un renouveau, et qu’il est différent de
ses collègues.
L’Europe de Thatcher
et maintenant
Lire ce livre permet d'expliquer qui nous est arrivé : nous avons appliqué aveuglément la méthode Thatcher, partout. Certes, mais n’a-t-elle pas réussi en Angleterre ? C’est ce que pense Simon
Jenkins. Mais pas moi. Il dit que le Thatchérisme a créé un «
nanny state », un Etat nounou. L’Anglais
en est devenu totalement dépendant. Je crois qu’il a fait bien plus que cela. Il
a infantilisé l’entreprise. Voici
ce
que disait The Economist, récemment : «
Entre 1997 et 2007, la
Grande Bretagne a connu un boom, en grande partie dans le secteur public et la
construction. Des nouveaux emplois ont été créés par l’Etat, et des cabinets de
conseil sont apparus pour répondre aux appels d’offres publics. Le capital et
l’emploi ont été aspirés par le boom de la construction. Une grosse partie du
boom britannique était lié à l’économie domestique ». Et si le Thatchérisme
avait été une bulle spéculative ?