Je me suis interrogé sur Hannah Arendt :
haïssait-elle
le monde ? Je ne pouvais pas plus me tromper. Sa devise était «
amour du monde » ! Hannah
Arendt m’a certainement donné une grande leçon. Une leçon qui est peut-être au
centre de sa pensée. Mon erreur n’était pas dans l’interprétation de son livre,
mais dans celle de ses intentions. Voilà ce qui arrive lorsque l’on est
intellectuellement paresseux. La paresse intellectuelle est le mal banal qui
nous entraîne sur la pente douce du mal absolu.
Le plus étrange est qu’à mesure que je lisais la vie d’Hannah
Arendt, je découvrais qu’elle a écrit ce blog. Apparemment, à probablement pas grand-chose
près, nous avons les mêmes obsessions. Toujours est-il que la pensée d’Hannah
Arendt est étonnamment explosive. Elle contredit tout le prêt à penser moderne.
Elle a révélé à la société de son temps ses petits arrangements coupables. Comme
moi, celle-ci a réagi brutalement.
Eichmann et la
banalité du mal
Il n’est pas étonnant que les déclarations d’Hannah Arendt
sur Eichmann aient été mal reçues ! Ce n’est pas ce qu’elle écrit d’Eichmann
qui compte. (Eichmann est un pauvre type qui n’avait pas les capacités de
comprendre ce qu’il faisait.) Mais c’est son opinion sur l’attitude de la
communauté juive. Hannah Arendt dit d’elle ce que l’on dit de la France : son
élite dirigeante a facilité le travail des nazis. Et cela en pensant faire le
bien, ou un « moindre mal ». Or cette élite dirige Israël ! Et le
procès Eichmann est une manœuvre politique de Ben Gourion, qui par ailleurs a
des accords avec l’Allemagne (qui lui livre des armes).
On entre de plein pied dans la théorie d’Hannah Arendt. L’homme
est conditionné par sa communauté. Les nazis ont réalisé le mal absolu en
détruisant les conditions qui font de l’homme un homme digne de ce nom. C’est
pour cela que tous les peuples ont réagi de la même façon à leur influence. Le
seul antidote au mal est la pensée et le jugement. C’est à la fois le doute
quotidien, le refus du prêt à penser et des bons sentiments. Mais aussi
chercher, contrairement à ce qu’a fait le monde d’après guerre, à comprendre
pourquoi nous avons basculé dans le mal absolu. Tant que nous ne connaîtrons pas
les causes du totalitarisme, il nous menacera.
La société contre le
politique
J’avais
correctement compris que la grande affaire d’Hannah Arendt est la lutte
entre la société et le politique. Le politique doit s’entendre au sens grec du
terme. C’est le débat dont émergent les directions que doit suivre la cité. C’est
ce débat permanent entre égaux qui fait l’homme. L’homme a donc besoin d’une «
pluralité »
d’hommes pour se constituer. Il ne peut devenir lui-même que par « l’action »
au sein d’une collectivité. Le droit de l’homme premier est donc d'être membre d'une communauté.
L’évolution historique de la société la montre occupée à
détruire le politique, afin de faire de l’homme une chose gouvernée par ses
besoins physiologiques. Exemples ? La glorification du travail par Marx,
travail qui jusque-là était l’apanage des animaux ; l’égalité des femmes,
qui si elle ne s’inscrit pas dans un combat politique servira une forme d’asservissement.
(Autre exemple : l’attaque récente contre l’Etat et les politiques, au nom
du marché ?)
Science du politique
Hannah Arendt voulait établir une science du politique. Je
ne sais pas si elle a réussi. En tout cas, voici quelques idées que j’ai
retenues.
Comme
Kant, et contrairement à
Hegel, elle pense qu’il n’y a
ni fatalisme, ni détermination. L’histoire n’est pas écrite, c’est l’action
quotidienne qui la fait. Comme Kant, elle est contre la raison pure, et pour la
raison pratique. Elle oppose la «
vérité
des faits », à la raison. La raison nous enthousiasme pour des idées
abstraites, coupées du sens commun qui se construit par la discussion. C’est au nom de ces idéologies que l’homme
détruit l’homme. En revanche, les hommes ou les sociétés possèdent au fond d’eux
une richesse qui leur est particulière (par exemple l’idée du politique chez
les Grecs ?). C’est elle qu’il faut préserver. C’est l’interaction de ces « richesses »
humaines qui permet la créativité du débat politique.
Le totalitarisme commence par une combinaison élite / masse.
L’élite pense de manière mécanique. Elle suit une idéologie. La masse, si je
comprends bien, diffère du peuple en ce qu’elle est faite d’individus
indistincts, il n’y a plus de communautés. Elite et masse ont en commun, donc,
de ne pas penser, de ne pas être capables de juger. Juger ne demande ni un haut
intellect, ni une connaissance des sciences de la morale. Mais un questionnement systématique, une conversation
permanente avec soi-même, et la volonté de prendre des décisions avec
lesquelles ont pourra vivre. De manière plus technique, Hannah Arendt pense que
juger, c’est se vider (de ses préjugés). On voit alors le bien et le mal, comme
on voit le beau et le laid en art. (D’où référence aux travaux de Kant sur l’esthétique.)
L’éducation est un sujet important. De même que chaque
action est une renaissance et une réinvention de la société, l’enfant est la source
ultime d’innovation. Il ne doit donc pas être endoctriné. Ses différences, sa
connaissance de la culture à laquelle il appartient et sa capacité à raisonner
doivent être développées (idées de Herder).
La reconnaissance de l’importance du groupe comme condition nécessaire de l’être humain pose un problème curieux. Elle contredit la prééminence des
droits de l’homme, puisque ceux-ci sous-entendent que l’individu est une sorte
d’électron libre. En outre, pas de droits de l’homme (ou de la
femme !) sans communauté pour les faire appliquer. Elle
semble dire qu’une société est un assemblage de communautés. Les communautés
sont des êtres moraux qui ont leurs droits. Aucune ne doit dominer les autres (comme
l’UE, au fond). L’assimilation par une communauté supérieure de communautés
subalternes (les Juifs en Allemagne d’avant guerre, les noirs aux USA) doit être
combattue.
Autres idées curieuses. L’ambiguïté. Lorsqu’aucune
solution proposée n’est satisfaisante (assimilation ou sionisme dans le cas d’Hannah
Arendt), il faut naviguer entre les deux.
Pensée
systémique ? La non-violence, aussi. Hannah Arendt pensait que la violence était une manifestation d'impuissance. Qu'en cas de difficultés, il fallait sonder les ressources de la non-violence en premier.
Hannah Arendt le
néoconservatisme et la pensée française
On finit dans l’anecdote. Contrairement à ce que je pensais,
Hannah Arendt était anti-neocon. Mouvement dont elle a rencontré les fondateurs
en Allemagne (Leo Strauss). Pour elle, les néoconservateurs combattaient le
totalitarisme par le totalitarisme. Plus exactement, ils faisaient de la
démocratie un concept totalitaire.
Hannah Arendt connaissait très bien la France, pour y avoir
vécu. Elle a soutenu Daniel Cohn-Bendit, dont les parents avaient été ses amis.
Elle pensait qu’en voulant secouer la rigidité des règles administratives de
son université, il avait failli faire tomber un Etat étrangement fragile. Pour
elle, le plus grand penseur français était Camus. Quant à Sartre c’était une
sorte de néant. Une pensée pseudo hégélienne incohérente, qui s’était
raccrochée au Marxisme, avec lequel elle n’avait rien à voir, pour pouvoir dire
quelque chose.