J’ai ouvert ma radio au milieu d’une interview qu’Alain
Finkielkraut faisait de lui. Michel Serres en ours bonhomme, donnait de petites
tapes à Alain Finkielkraut, qui l’envoyaient s’aplatir sur le mur du studio. Un
seul exemple et toute une argumentation était démontée. Et à chaque fois avec
ses armes. Et avec le plus grand des calmes amicaux.
Quelle leçon ! Art extraordinaire de la rhétorique. Michel Serres
retourne les preuves d’Alain Finkielkraut contre sa démonstration : notre culture ne nous dit pas qu’il faut revenir au passé dont elle est sortie, elle montre l’intérêt du présent ! De l’art, absolu, du débat, honnête et
scientifique. Voici la démonstration (attention, souvenir confus) :
Donc, deux conceptions s’affrontent. L’une regrette le passé et méprise le présent. L’autre dit sa confiance dans l’espèce humaine et dans sa capacité à trouver ce qu’il y a de beau dans le progrès technologique.
Premier choc. J’apprends qu’Alain Finkielkraut parle de ce
qu’il ne connaît pas. Il n’utilise pas Internet. Il a lu la confirmation de son
opinion chez des gens qui la partagent.
Il donne un spectacle abject de l’enfant et d’Internet. Aime-t-il
les enfants ? Sait-il que le SMS permet d’échanger des sentiments et que,
jadis, on le faisait par lettre, et que le sentiment a besoin d’immédiat ?
L’enfant copie sur wikipedia ? Mais, depuis la nuit des temps, la thèse de
philosophie n’est qu’une repompée des auteurs du passé ! Quoi de neuf ?
L’enfant surfe sur Internet ? Mais seul ce que voit l’œil compte-t-il ?
En surfant ne perçoit-on pas une vérité qui échappe au bon sens paysan ? Comme
don Quichotte qui transforme une bergère en princesse ? (Éternel débat
entre physique et métaphysique ?)
Le maître, qui sait, doit inculquer le passé, la culture, à
l’enfant, qui ne sait pas. Mais l’Allemagne d’avant guerre fut le triomphe de
la culture ! La culture est-elle une fin en soi ? Et éduquer signifie-t-il
inculquer, ou ex ducere, conduire à l’extérieur,
décontenancer, apprendre à découvrir ? Le monde d’hier était bâti sur la « présomption d’incompétence » de l’élève. Avec Internet cela n'est plus possible. Il exige du maître qu’il écoute,
pour orienter son discours en fonction de ce que sait son élève. Peut-on décontenancer l’autre si l’on ne sait pas comment il pense ? Et cela tombe
bien, car l’enseignement est devenu multiculturel, et les cultures n’entendent
pas les mêmes choses de la même façon. (Et si Internet nous faisait comprendre que l'autre est différent, et le respecter pour cela ? D’ailleurs, la « présomption d’incompétence » n’est-elle pas une forme de haine
de l’autre ? Pour être un bon maître ne faut-il pas aimer son prochain ?
Une piste pour la réforme de l’Education nationale ? me suis-je demandé.)
Michel Serres trouve un gentil nom pour Alain Finkielkraut. « Grand papa ronchon ». Réincarnation éternelle du conservateur qui pleure un passé si clair, puisque passé. Aujourd’hui, il n’y a plus que brouhaha, bruit et fureur incompréhensibles ! Socrate se lamentait de l’invention de l’écrit, les docteurs de la Sorbonne de celle de l’imprimerie. Pourtant, chaque étape a fait progresser la pensée, la tête se vidant pour mieux se faire.
J’ai cru sentir qu’Alain Finkielkraut était ébranlé. Peut-être a-t-il compris, « And here's to you, Mrs. Robinson, Jesus loves you more than you will know. » (Copier / coller de wikipedia !) ? Car, sur quoi porte leur opposition ? Sur la nature humaine. Jusqu’à cette rencontre, Alain Finkielkraut croyait qu’elle était mauvaise. Michel Serres lui a montré, non qu’elle était bonne, mais la richesse de sa complexité. En aimant, et en respectant cette richesse, on peut faire des choses formidables.
Enfin une bonne nouvelle au milieu de nos crises ? Même
pour les grands papas ronchons ?
4 commentaires:
C'est le sempiternel débat de l'optimiste contre le pessimiste, rien de bien nouveau là dedans. Le pessimiste aura toujours le mauvais rôle. Mais l'optimisme de Serres est assez naïf aussi. Quand il aura un ado qui passe sa vie sur son smartphone, il flattera moins les vertus du mobile.
Aucun n'a raison en valeur absolu. Il y a des jours où gros papa ronchon plaira plus que l'autre, et des jours où ce sera l'inverse.
Je pensais comme toi. Mais cette conversation m’a fait changer d’opinion. Voilà pourquoi j’ai écrit ce billet. Mon raisonnement en 3 points.
1) Internet ne rend pas imbécile l’enfant. Je n’ai pas d’enfant mais tous les gens avec qui je travaille insistent pour me parler des leurs. En outre j’ai des étudiants. Qu’est-ce que je constate ? Il n’y a pas d’abêtissement généralisé. En revanche ce qui me semble plus préoccupant, est que certains adolescents se shootent à l’alcool, que d’autres volent… Mais à chaque fois le problème est bien plus dans la défaillance de la cellule familiale que dans la puissance spontanément corruptrice de l’innovation.
2) J’ai passé pas mal de mois à lire les livres des meilleurs experts sur les « limites à la croissance », euphémisme qui signifie que l’homme est un cataclysme qui ridiculise celui qui a liquidé les dinosaures. Ce que dit Serres est que le progrès (en fait le changement) est un phénomène naturel, contre lequel on ne peut pas lutter, mais que l’on peut orienter dans un sens qui nous est favorable, pour peu qu’on en ait la volonté.
3) Mais le nœud de la discussion n’est pas pour ou contre le progrès. Ce que dit Finkielkraut est que l’enfant est par définition stupide, que le professeur doit lui laver le cerveau avec la « vraie connaissance ». Serres lui répond qu’aucune connaissance n’a fait la preuve de son absolue validité, que s’il est important que l’enfant absorbe l’héritage de ses pères, il est essentiel qu’il le fasse avec un esprit critique. Il dit surtout que l’enfant (l’homme en général) n’est pas un être vide et stupide, mais quelqu’un de complexe, et que pour bien lui enseigner, il faut parvenir à le comprendre. En résumé l’un dit qu’il y a des bons et des mauvais, une vérité. L’autre que le monde est complexe, inconnu, et qu’il est plein de potentiel à exploiter pour celui qui l’aborde avec humilité.
Je viens d'écouter une interview de Serres sur France Inter, je suis aterré par ce qu'il dit : d'après lui, la culture ancienne, celle des "grands papas ronchons", qu'il nomme explicitement comme étant celle des valeurs "du passé", aurait produit les 150 millions de morts du début du 20e siècle, et lui d'énumérer "les deux guerres, Hitler, Staline, Pol Pot". C'est troublant de voir cela chez un homme qui est censé être cultivé, puisque toutes ces idéologies meurtières se basent sur un renversement complet "scientifique", des valeurs anciennes. Sans compter le rôle des grands industriels et de la crise financière dans ces guerres.
Ce qui m’a plu dans le débat qui a motivé ce billet, c’est l’optimisme de Michel Serres. Enfin quelqu’un qui ne croit pas au mal, qui n’accuse pas l’homme de tous les maux. Mais je serais bien incapable de me prononcer sur ses idées, n’ayant rien lu de lui.
Ce qu’il me semble comprendre est que ses ronchons sont les conservateurs. Effectivement, toute la réflexion que je mène depuis dix ans au moins, me montre qu’ils sont en tort. Il est impossible de nier que le monde évolue… et que je suis moi-même un ronchon !
Je n’ai pas non plus l’impression que Michel Serres en veuille aux valeurs anciennes, mais plutôt à leur interprétation, comme figée. Au contraire, les anciennes cultures prônaient la transformation, la modernité. Elles furent elles-mêmes des révolutions. En fait, il combat Alain Finkielkraut au nom même des armes de ce dernier. La philosophie est l’amour de la sagesse, la quête de l’inconnu, pas un repli frileux.
Quant au totalitarisme et aux malheurs du siècle précédent, mon point de vue est probablement proche de celui d’Hannah Arendt. Ce qui est curieux. Parce qu’elle est le gourou d’Alain Finkielkraut, et que c’est ce débat qui m’a fait me plonger dans ses travaux.
Hannah Arendt dit que le totalitarisme vient de la volonté de réaliser l’impossible, une utopie. On y parvient en conditionnant l’homme. En lui retirant ce qui le fait homme, c'est-à-dire la politique (au sens grec du terme). Elle montre aussi que l’évolution de la société tend à transformer l’homme en animal. Par exemple, aujourd’hui l’économie veut que l’homme soit un rouage dans un processus qui n’a aucun sens puisqu’il n’a pour but que la consommation, la destruction ! D’ailleurs, le combat des néolibéraux est effectivement un combat contre le politique, accusé de tous les vices. Son point de vue est confirmé, par exemple, par des généticiens. Ils montrent que la société impose des contraintes colossales à l’individu. Rousseau n’avait peut-être pas totalement tort de croire que les communautés primitives ont connu une forme de bonheur !
Pour autant, elle ne semble pas avoir idéalisé un passé perdu. Elle a, par exemple, combattu Heidegger, qui était probablement le type même du ronchon. Et ce au motif qu’il était le dernier des romantiques, qu’il refusait la modernité. Une autre forme d’utopie ?
Quant aux valeurs anciennes, elle a défendu la pensée occidentale, tout en montrant que celle de Hegel pouvait fournir une justification pratique au totalitarisme. Ce que je ne peux que confirmer. Je me suis un peu intéressé à la pensée allemande d’avant guerre, par exemple à celle de Max Weber. J’ai été frappé à quel point elle semblait appeler l’arrivée d’Hitler. Il n’est pas impossible que ce soit ce type de valeurs qu’attaque Michel Serres.
En résumé, je crois que ni un optimisme béat ni un néoconservatisme sinistre ne sont fondés. Nous devons probablement chercher à faire que l’évolution de l’espèce humaine, phénomène naturel, soit favorable à l’homme. La création de l’avenir est un combat quotidien. Mais il s’appuie aussi sur le passé. Il y a, dans celui-ci, des principes, des découvertes, des intuitions… qui peuvent nous être remarquablement utiles. Il en est de même pour les différences dont nous sommes tous porteurs. A nous de bien les utiliser.
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