La banque centrale européenne est critiquée. Elle maintient des taux d’intérêt anormalement élevés. D’où euro excessivement cher. D’où non compétitivité des exportations de la zone euro. D’où faible activité économique et emploi menacé. Mais pourquoi attaquer la BCE ? Elle a pour mission de maintenir la stabilité des prix. Elle a même un objectif quantitatif : pas plus de 2% d’inflation. Bref, elle fait son métier.
D’où vient cet objectif ? La BCE est une copie de la Bundesbank L’hyperinflation des années 20 a fortement marqué l’Allemagne. Les deux décennies de malheur qui ont suivi lui auraient été dues. Par contraste, la ferme maîtrise de l’inflation de l'après guerre est associée à la paix et la prospérité. Une démonstration convaincante ? Non, une idéologie.
Ce qui a marqué les esprits aux USA, c’est les « raisins de la colère » : la dépression (phénomène opposé à l’hyperinflation) des années 30, et la misère massive de la population. Depuis, les gouvernements réagissent avec vigueur lorsque le taux de chômage dépasse des niveaux qui semblent faibles aux Européens (5 ou 6%). Le comportement des nations n'est pas gouverné par la raison mais par le souvenir d'événements frappants.
Cette histoire illustre la théorie d'Edgar Schein :
Culture Changement et Edgar Schein
Tout groupe humain, nation, famille, entreprise… obéit à des règles inconscientes. Elles correspondent à ce qui semble avoir fait le succès du groupe. Pour l’Allemagne : inflation = Hitler, maîtrise de l’inflation = longue paix. Edgar Schein les appelle « hypothèses fondamentales ». La nécessité de changement vient de ce qu’elles ne sont plus appropriées : elles donnent de mauvais conseils. Que faire ?
Les éliminer ? Difficile. Elles sont ensevelies dans les comportements individuels et généralement liées à d’autres règles (impossibles à identifier), dont la disparition pourrait faire plus de mal que de bien. Il faut faire avec. Et se demander comment arriver à atteindre ses objectifs (par exemple éviter chômage et destruction du tissu économique), sans les remettre en cause.
Application : Allemagne, France, Europe du sud
C’est ce qu’a tenté l’Allemagne depuis quelques années, notamment en cherchant à placer son industrie sur des marchés peu sensibles au prix, et en réduisant sa masse salariale. Ces deux orientations sont, elles aussi, sous-tendues par des « hypothèses fondamentales » : en particulier, l’entreprise allemande est solidaire : son personnel fait « partie de la famille », on ne le licencie pas, mais il accepte de réduire son salaire en cas de difficulté.
Et la France ? Elle n’a pas les mêmes hypothèses fondamentales que l’Allemagne, et ne peut donc pas totalement s’inspirer de ses idées. D'ailleurs ses difficultés avec la BCE viennent en partie du fait que la hantise de l’hyperinflation n’est pas une de ses hypothèses fondamentales. Plus exactement la France essaie de l'acclimater. Elle a relativement peu souffert des crises des années 20 et 30, ce n'est que dans les années 80 (Franc fort) que l'idée de la lutte contre l'inflation a commencé à marquer sa culture. C’est une « hypothèse fondamentale » en construction. C’est ce qu’Edgar Schein nomme une « valeur officielle ». C'est une règle que l’on aimerait bien appliquer, sans trop savoir comment.
C’est pour cela que, comparativement, les pays du sud, qui n’ont connu ni l'histoire ancienne de l'Allemagne, ni l'histoire récente de la France, souffrent plus qu’elles.
Enseignement : le changement se fait en utilisant les « hypothèses fondamentales » de l’entreprise. Aller contre n’est pas possible, du moins à court terme (cf. la difficile adoption des valeurs officielles).
Compléments :
- Edgar H. SCHEIN, The Corporate Culture Survival Guide, Jossey-Bass, 1999.
- Les faits de cet article viennent de The Economist, Don’t play politics with the euro, 6 juin 2008. Sauf mes remarques sur les USA : John Kenneth GALBRAITH, L'économie en perspective, Seuil, 1989.