Pourquoi la systémique n’est-elle pas enseignée aux enfants ?
Elle nous éviterait de bousiller notre vie, ou celle des autres. En particulier,
de penser que c’est « en travaillant plus que l’on gagne plus », ou
qu’en réduisant le temps de travail, on réduit le chômage.
Dominique
Delmas m’a demandé pourquoi je n’écrirais pas un livre sur le
sujet. Un des chapitres de mon cours en parle déjà, mais pour aller plus loin il me faudrait un temps que je n’ai pas… lui ai-je répondu. Pour m’excuser,
voici une approche des systèmes humains par un angle que je n’ai pas l’habitude
d’utiliser : celle d’Erving Goffman, la vie comme pièce de théâtre.
Chapitre 1 : le
théâtre de la vie
Soit un automobiliste. Son comportement est contraint par
les lois de la physique, les caractéristiques de la chaussée, le code de la
route, et surtout le comportement des autres automobilistes. Pas question de
rouler à gauche, sous peine d’y laisser sa peau, ou d’aller moins ou plus vite
que la file de voitures dans laquelle il est.
On peut définir un système comme une pièce de théâtre. Chacun
y tient un rôle. Plus important : c’est le rôle des autres qui l’empêche
de sortir du sien.
Pourquoi ce théâtre ? Parce que la vie en société
impose des relations entre hommes. Le théâtre – système est l’organisation de
ces relations.
Chapitre 2 : l’homme
ne change pas
L’apprentissage de notre rôle se fait par socialisation, par
exemple à coups de décennies d’école. Son objectif est de
modeler
notre cerveau, plus généralement tout notre être. Notre libre arbitre est
donc assez illusoire : comme «
l’homme qui aimait les femmes »,
nous réagissons de la même façon aux mêmes événements. (L’ethnologue Clifford
Geertz dit que nous sommes programmés par notre culture.) Cependant, ceux-ci se
combinant sans arrêt de manière différente, nous nous donnons l’illusion de
changer.
Nous pouvons nous confondre avec certains de nos rôles, et
ne plus nous concevoir que comme martyr de la foi, chef d’orchestre, président
de la République, balayeur de déchets toxiques, philosophe, homosexuel ou femme
objet.
Chapitre 3 : l’homéostasie
La métaphore du théâtre n’est donc pas parfaite. La
pièce évolue au gré des événements. L’image de l’équipe de pompiers est peut-être
meilleure : chacun a un rôle, et l’ensemble a une mission, éteindre les
incendies. Quel que soit l’incendie, les rôles appris par l’équipe permettent
de réussir.
Mais ce n’est pas tout. Eteindre l’incendie, c’est garder le
système inchangé. Comme les abeilles qui maintiennent la température d’une
ruche par le battement de leurs ailes, notre action collective a pour objet d’assurer
la stabilité, ou « homéostasie », de notre système. Et c’est cette homéostasie qui fait que ce n’est
pas en travaillant plus que l’on gagne plus : le système refuse qu’on le change.
Chapitre 4 : la
solution est le problème, ou les pathologies des systèmes
N’avez-vous jamais conseillé à une personne dont le conjoint
est infect, de divorcer ? Mais elle ne l’a pas fait, et elle a été victime,
sans fin, du même cycle de sévices ?
Toute relation sociale signifie système. Or, il est très
difficile de se dépatouiller d’un système. Et il peut nous nuire gravement. En effet, le comportement individuel est indissociable de
celui du système dont il est un constituant. Il n’y a pas de sado sans maso,
par exemple. Ou de harceleur sans harcelé. Ou encore de professeur sans élèves,
ou d’acheteur sans fournisseurs. De même, la schizophrénie peut être une
adaptation rationnelle à un environnement irrationnel. En d’autres termes, nos maux viennent du
système auquel nous appartenons.
Voilà le piège que nous tend le système. Car, 1) si celui
auquel nous appartenons n’est pas bon pour nous, 2) étant codés pour obéir à
ses lois, nous ne verrons d’autre moyen de nous tirer d’affaires que les
appliquer ! C’est un cercle
vicieux.
Théorème : « la
solution est le problème ». Nous
sommes la cause de nos maux.
Par conséquent, pour sauver un malheureux, il faut le
changer de système. Le placer dans une pièce de théâtre qui lui donnera un
meilleur rôle. Mais attention : codé par son passé, il cherchera
à le reproduire. Le sado cherchera un maso, par exemple.
Les sociétés sont des systèmes, aussi. Avec les mêmes
conséquences. Ce blog est rempli d’exemples des misères qu’ils nous font subir.
C’est pour ces raisons qu’il serait bien d’étudier la
systémique dès la
maternelle. Et peut-être avant.
Chapitre 5 : une
définition de changement
Pourquoi les médecins ne nous conseillent-ils pas des « changements
de système » ? Cela découle de ce qui précède, non ?
Pourquoi les systèmes changent-ils ? Pour que nous
ayons de meilleurs rôles, donc. Mais aussi parce que la pièce ne peut plus se
donner, faute de moyens. Si notre société n’avait plus de pétrole, par exemple,
du Texas aux Emirats arabes, elle devrait s’organiser différemment.
Chapitre 6 :
effet de levier
Et là, attention. Car les changements de système peuvent
avoir des conséquences inconcevables et désastreuses. Louis XVI et Gorbatchev
en ont fait la triste expérience. Ce fut aussi le cas de l’infortuné
M.Balladur. Par sa réforme des «
noyaux
durs », il voulait transformer notre économie en une copie de l’allemande,
elle est devenue américaine.
Une particularité des systèmes est qu'ils changent à «
effet de levier ». Appliqué au bon endroit, un effort infime les transforme du tout au tout. Vous pensiez avoir un royaume ou une dictature communiste, et vous vous retrouvez, sans coup férir, avec une République ou une anarchie libérale.
Chapitre 7 : conduite du changement
MM. Balladur, Gorbatchev et Louis XVI ont pensé qu’un
système changeait par décret. Quant aux scientifiques, ils se disent que « La
solution étant le problème », changer un système c’est aller à l’envers de
notre instinct.
Je crois plutôt, que le seul moyen de ne pas avoir de surprises, est de commencer par définir le système
que l’on désire, puis concevoir le mécanisme qui permettra de contrôler l’atteinte
de cet objectif. C’est ce que j’appelle « conduite du changement ».
Chapitre 8 : les
limites du système
Au fond, nous sommes tous prisonniers de nos systèmes, les
systémiciens de la systémique, et moi du changement. Voilà pourquoi nous ne
sommes pas d’accord.
Ils disent que le système est indépendant de son histoire :
aux chiottes Marx. Ce qui compte est la pièce de théâtre, pas comment elle a
été conçue. Or, les règles de la pièce de théâtre sont essentiellement
inconscientes. Connaître l’histoire qui l’a façonnée permet de les mettre au
jour. Surtout, le système est lui-même soumis à l’histoire, il évolue, ses
acteurs vieillissent, improvisent, meurent, sont remplacés, la scène s’affaisse…
D’ailleurs, sauf situation pathologique, l’homme n’est pas
prisonnier d’un système, comme le croit le systémicien. L’individu joue
plusieurs rôles, et ils influent sur les systèmes auxquels il participe. Le
dirigeant se comporte comme dirigeant avec sa famille, et comme père de famille
avec son entreprise.
Et, justement, la particularité du système humain, par
rapport à des systèmes moins complexes, comme le système solaire,
est
probablement l’innovation. L’innovation est la capacité du hasard à
modifier facilement le système.
On en revient à mon obsession : le changement.
Conclusion : la
particularité des systèmes humains est le changement
Ses défenses étant faibles, le système complexe humain doit
se transformer en permanence pour ne pas disparaître. Il s’engage dans une
course en avant de changements, probablement de plus en plus rapides.
Comme celle d’Achille, la vie de l’espèce humaine sera
courte mais glorieuse ?