Voilà un curieux livre. Un travail de bénédictin. Un évêque, Pierre Haubtmann, a consacré une partie de sa vie à Proudhon, anarchiste pour qui "Dieu c'est le mal". Il en est sorti un ouvrage énorme. On suit Proudhon presque au jour le jour. C'est remarquablement bien écrit. Mais c'est très frustrant car, l'auteur étant mort prématurément, l’œuvre n'est pas finie. D'autant que le second tome, la dernière partie de la vie de Proudhon, est épuisé.
De ce début d'existence, voici ce que j'ai compris de Proudhon. Proudhon c'est une œuvre, mais c'est peut-être, comme Socrate, avant tout une vie.
Proudhon est une sorte de force de la nature. C'est un pauvre qui va s'élever grâce à l'ascenseur social de l'éducation. C'est un homme qui est tout dans ses idées. C'est un styliste remarquable. Probablement un de nos plus grands écrivains. Et on pourrait lui appliquer la devise de Camus : "je me révolte, donc nous sommes". Il rêve d'une société heureuse. Il croit y parvenir par des moyens pacifiques. On dirait "systémiques" aujourd'hui. La révolution ce n'est pas pour lui. Pourtant il lui sera associé.
L'oeuvre
Son œuvre intellectuelle semble un bricolage confus. Pourtant elle est remarquable. Il est dommage que l'on ne l'ait pas reprise pour l'approfondir. En fait, Proudhon est à lui seul le pendant de toute l'école philosophique allemande : Hegel, Feuerbach et Marx ! Leurs démarches sont proches. Ce qui a fait croire aux Allemands, à tort, qu'il était de leur côté, alors qu'ils étaient opposés.
Tous essaient de comprendre un phénomène nouveau : le capitalisme. Et on adopte une méthode qui est, comme ils le disent, et contrairement à ce que je pensais, "scientifique". En effet, on cherche à le modéliser d'une façon que l'on appellerait maintenant "systémique". Dans les deux cas, on pense que le problème est une question "d'économie". Marx et Proudhon se disent "économistes". La question est le "surplus". Pourquoi le capitaliste gagne-t-il beaucoup, et le prolétaire peu ? Proudhon trouve une explication lumineuse : quand on rassemble des gens, ils font ce qu'ils n'auraient pas pu faire séparément (par exemple construire un pont). Le capitaliste s'approprie la part sociale du travail collectif (le pont). La seconde partie du problème semble être la circulation de l'argent, et le crédit. Le capitaliste détourne ce processus d'intermédiation dans le sens de ses intérêts.
Comment résoudre ce problème ? Hegel et Marx répondent "dialectique". A un phénomène, il faut opposer son antithèse, qui doit déboucher sur une synthèse, un monde heureux. Lutte des classes : bourgeois, prolétaire, communisme. La solution est politique, c'est la révolution ! Pour Proudhon, le monde est fait "d'antinomies", des opposés. Cela ressemble à du Hegel, ce qui trompe Marx, mais ce n'est pas du Hegel. Toute chose est à la fois bien et mal, selon la façon dont on l'utilise. C'est en comprenant ces antinomies que l'on parvient à remettre la société en équilibre. Et voilà pourquoi il ne faut pas faire la révolution. Et voilà pourquoi la solution au problème de la société n'est pas politique. Un problème économique a une solution économique, et pacifique ! Application. Les individus peuvent s'approprier le surplus collectif en formant une "association progressive". Ce qui correspond à la plate-forme Uber, qui serait possédée par les taxis, et qui s'étendrait petit à petit, jusqu'à inclure tous les taxis du monde. De ce fait, la valeur créée par l'association va aux taxis et pas à un fonds d'investissement. De proche en proche, informaticiens après boulangers après taxis... nous nous partagerions équitablement le surplus créé par l'espèce humaine. En outre, il essaie de créer une banque qui permettrait de faire du crédit sans argent, et sans intermédiaire. Mais ça a fait long feu.
L'homme
Mais ce n'est pas l'oeuvre, peut-être, qui est la caractéristique marquante de Proudhon, mais sa vie. Dans un récit de Xénophon, une personne dit de Socrate, qu'il est quelqu'un de "bien". Proudhon est probablement quelqu'un de bien, et de droit. Et d'un courage hors du commun. En quelque sorte, il va passer sa vie à se placer du côté de l'opprimé. Même si celui-ci semble son ennemi, et lui a fait du mal. Et s'il risque sa liberté ou sa vie dans l'affaire. Et à s'opposer au dogmatique, quand il croit qu'il a tort, même si la real politik voudrait qu'ils fassent cause commune. Ce qui lui vaudra bien des misères, mais aussi une immense popularité, et une sorte d'estime générale, et posthume.