C’est l’histoire
du marteau et des clous. Si vous avez un marteau, vous voyez des clous partout.
De même, le langage et la raison sont des outils. Et pourtant
ils ont transformé notre vision de la réalité, pour qu’elle leur ressemble. Du
coup nous sommes esclaves de ce qui devrait nous servir. Et nous sommes amputés
de la meilleure partie de nous-mêmes.
Le rôle du philosophe, c’est de nous rendre cette partie,
essentielle, de notre identité. Le tableau suivant tente de donner une idée de
ce dont il s'agit :
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Science
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Métaphysique
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Celui qui l’étudie
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Scientifique
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Philosophe
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Objet
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Pratique / manipuler la matière
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Se développer soi
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Méthode
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Analyse (par l’Intelligence), porte sur l’extérieur
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Intuition (de l’Esprit), porte sur l’intérieur
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Principe
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Immobilité / stabilité
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Changement / mobilité
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Nature du temps
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Temps = espace (pour la science, le monde est un film
cinématographique)
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Durée réelle
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Recherche
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« L’idée générale », le concept, ce qui est commun (exemple : l’Homme,
alors qu’il n’existe pas deux hommes qui se ressemblent)
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Le particulier (le phénomène) - mais qui amène à l'universel
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Science et métaphysique ne s’opposent pas, mais sont
complémentaires, toutes deux procèdent par expérience. Elles se retrouvent à
leur frontière commune.
Cependant, ce que dit Bergson peut avoir des conséquences
colossales pour la science. Et, pour le peu que j’en sais, sa théorie paraît tout à fait conforme avec ce qui est observé. Mais ceci est une autre histoire.
Quelques thèmes qui me paraissent importants :
Le monde est changement continu et permanent. « Elan de
vie. » La meilleure image que j’ai trouvée pour exprimer cette idée est la
dualité onde, matière en physique. En quelque sorte, tout homme apparaîtrait comme matière, mais serait une onde. Changement permanent, insaisissable, et surtout insécable. Chaque homme serait une fréquence de la
lumière blanche, l'univers en changement. Nous serions tous les composants d’un changement général.
Image incorrecte, cependant. Car il y aurait création
permanente. Le présent n’est donc pas déterminé par les informations contenues
dans le passé. L’onde de ma métaphore se transformerait de manière imprévisible.
Alors que Kant a inventé le passé pour justifier son a priori selon lequel seule la science permet de connaître. D'où des concepts inutiles, et ne correspondant à rien dans la réalité, tels que le néant ou le chaos. Le
passé serait contenu dans le présent. Ce que nous masquerait le fonctionnement
de notre cerveau : son rôle est de sélectionner les souvenirs utiles à l’action.
Cette création permanente aurait pour résidu la matière et
les habitudes. Ce sur quoi agit l’intelligence.
La vraie durée est intérieure. La vie est une invention
permanente. Par contraste, la science n’a pas de notion de durée. Elle procède
à un découpage en instants immobiles. Ce qui est rendu nécessaire par sa
fonction : l’action sur la matière.
Le langage n’est fait
que d’idées générales, de concepts, de conventions. On a cru que cet univers
était la réalité. On en a tiré métaphysique et (fausse) religion. Mais, comme
chez Gödel, un tel système ne peut produire que des paradoxes. Les querelles
sur le sexe et des anges et tous les drames qui en ont résulté viennent de là.
L’intelligence agit sur la « vérité » (ce qui est
efficace). L’intuition comprend la réalité. L’intuition, c’est aller en soi, se
comprendre. Mais c’est aussi comprendre l’univers car nous sommes faits de la même pâte que l’univers.
Contrairement
à l’intelligence qui juge, mais ne comprend pas, l’intuition permet, elle, la
réelle compréhension. L’intuition doit décrire ce qu’elle perçoit par d’autres procédés
que ceux de la science. Elle procède par image, métaphores, et par descriptions
multiples et changeantes. L’intuition parle à l’intuition. L’intuition naît de l’absorption de
tout ce que l’on sait d’un sujet, notamment de la science.
La science dessèche, elle transforme l’animé en inanimé, en concept. Au contraire, l’intuition revivifie la vie. Elle apporte la joie.
Le philosophe, comme tout homme ?, serait porteur d’une
intuition fondamentale, qui lui serait propre. Sa vie consisterait à la
préciser sans jamais parvenir à l’atteindre, en utilisant le vocabulaire de son
époque.
Notre éducation nous déforme. Elle nous fait voir un monde
artificiel. Elle détruit notre intuition. Il faut éviter le contact précoce avec le concept. Il faut faire, fabriquer. Il faut s’approprier les œuvres humaines
par l’expérience et l’intuition.
(BERGSON, Henri, La pensée et le mouvant, GF Flammarion, 2014.)