Retour à L’ère de la planification, pourquoi a-t-elle cédé la place à notre « ère du marché roi » ?
Les planificateurs avaient raison
Le diagnostic était juste. Oui, il faut des années pour concevoir une nouvelle voiture, et cela coûte des milliards. Pour cela, il faut donc un marché prévisible. Oui, ce travail est d’une infinie complexité et il ne peut supporter l’intervention d’un manager qui ne le comprend pas (un financier par exemple). Oui, les changements qui ont été apportés à l’entreprise ont été des échecs, qui en ont réduit la durabilité. Oui, la crise nous a démontré à nouveau que l’entreprise devait être indépendante des marchés financiers si elle voulait survivre.
Pourquoi le monde de la planification a-t-il disparu ?
Dans les années 80, on parlait de l’attaque des Japonais, de l’incapacité de la production de masse à y résister. Ça ferait sourire aujourd’hui. Les Japonais ? Tigres de papier ? Le désormais très célèbre Paul Krugman expliquait déjà que le Japon était incapable de gagner en productivité.
Il est aussi possible que les mammouths planificateurs aient subi une crise darwinienne. Peut-être produisaient-ils trop ? La croissance n’est pas infinie, il faut périodiquement savoir se réinventer. (C’est ce qu’ont découvert récemment les banques : il existe un moment où plus personne ne veut emprunter et où une bulle spéculative ne peut plus que se contracter.)
Mais ces mammouths n’ont-ils pas aussi été dynamités de l’intérieur ? IBM, qui a été le premier à tomber, a été victime de la prise de pouvoir d’apparatchiks, alors qu’il était au sommet de sa gloire. Ils ont suspendu son innovation et l’ont géré comme un monopole, avant de trafiquer ses comptes. Depuis, toutes les décennies l'économie américaine et parcourue par des vagues de de créativité comptable, et des scandales qui en résultent.
Quand j’étais à l’Insead, dans les années 90, on m’expliquait que l’entreprise devait être un chaos innovant et agressif, mort à la bureaucratie rigide ! On me disait que l’investisseur était parfaitement rationnel et qu’il fallait vider les entreprises de leur argent : le marché savait mieux le gérer qu’elles. Et pour transformer l’entreprise, il fallait un « leader », capable de conduire le changement, de détruire les bureaucraties. Le succès populaire des théories sur la conduite du changement vient de là (il a démarré très tôt aux USA).
Galbraith condamnait déjà ces théories, qui sont très anciennes, dans les années 60. Elles ne correspondent à aucune réalité, encore moins à une démarche scientifique. Quand on les a appliquées, on s’est rendu compte qu’il avait raison. Pures idéologies. Idéologies individualistes.
Je soupçonne que la société planifiée, probablement contraignante, est devenue progressivement insupportable à l’homme. Ce qui s’est traduit par les événements de 68 et par la prise de pouvoir d’un management individualiste qui a désossé la grande entreprise pour se nourrir de sa carcasse.
Prise de pouvoir du management financier
Galbraith explique que ceux qui ont le pouvoir sont ceux qui maîtrisent la ressource rare de l’économie.
À l’ère des planificateurs, le monde était dominé par une technologie compliquée, pour la mettre au point, il faut des réseaux de technologues. La technostructure avait le pouvoir.
Aujourd’hui, c’est probablement les organismes financiers qui ont pris le pouvoir. Ils sont dirigés par des MBA, des managers financiers. Les patrons d’entreprise ont été leurs complices. Même formation, mêmes valeurs. Contrairement à leurs prédécesseurs, ils se sont généreusement associés aux succès de l’entreprise (mais, bizarrement, pas à ses pertes : ils conservent d’énormes salaires). Pour ces gens, mettre en avant l’intérêt de l’actionnaire avait un sens. Pas question, bien sûr, d’enrichir l’actionnaire ordinaire, qui, comme le dit Galbraith, n’a aucun pouvoir parce qu’il est éparpillé. Non. Celui à qui cette mesure était destinée, c’était eux.
D’où une hypothèse : la ressource rare était probablement financière. Ces managers ont mis la main sur les circuits d’alimentation financière de l’économie.
Incapables de comprendre le métier de l’entreprise, ils ont mené des stratégies financières à courte vue : elles devaient « libérer sa valeur ». Ils ont rompu avec la logique technique complexe de l’entreprise, se sont désintéressés de ses processus et de ses produits, pour réaliser des économies rapides (délocalisations menées sans aucune méthode, externalisations de fournisseurs internes remplacés par une sous-traitance de crève-la-faim en concurrence parfaite…). À l’image des pionniers d’IBM, ils ont fait un feu de paille des acquis de leurs prédécesseurs. L’identification qui s’était développée entre l’employé et l’entreprise planificatrice s’est dissipée : à quoi cela sert-il de faire la fortune de profiteurs incompétents ?
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