lundi 10 novembre 2008

Le discours de la Tortue

Le discours de la Tortue est l’histoire du Yi Jing (aussi appelé Yi King), le Livre des changements. Cette histoire est intimement mêlée à celle de la Chine et de sa culture. Un moyen unique de les découvrir de l’intérieur.

JAVARY, Cyrille, Le discours de la Tortue, Albin Michel, 2003. Cadeau de Dominique Delmas. Merci beaucoup.

Le changement comme certitude

Pour le Chinois, il n’y a qu’une certitude : le changement : rien n’est stable, chaque situation porte les germes de sa transformation. L’univers est une sorte de grand fleuve d’énergie, avec ses embranchements. Certaines branches sont des culs de sac, d’autres des torrents. C’est ce potentiel d’évolution que l’homme (Taoïsme) et la société (Confucianisme) doivent exploiter au mieux. Contrairement à l’Occidental qui pense que l’avenir est prévisible et qu’une fois cet avenir connu, il existe une « seule bonne solution » pour y parvenir (à coups de machette), le Chinois sait que l’avenir est imprévisible mais que pour chaque situation (chaque embranchement), il existe une issue plus favorable que les autres, le dao (souvent traduit par « la voie »). Le Yi Jing est un guide d’aide à la décision. En fait, c’est un cours de morale.
Rechercher l’efficacité harmonieuse entre l’action individuelle, la situation où elle s’applique et le moment où elle s’insère était considéré par Confucius comme l’acte moral par excellence.
Histoire du Yi Jing

Origine du Yi Jing. Exposées au feu des carapaces de tortues se craquellent. Ces craquelures sont interprétées comme des recommandations. Naissance des caractères chinois. Les tortues sont victimes de leur succès. Elles disparaissent. Comme les ingénieurs à qui on interdit les tests atomiques, les Chinois se tournent vers la simulation. Ils ont conservé d’énormes archives de carapaces commentées. Le temps est cyclique pensent-ils, comme les saisons. Il suffit de retrouver l’archive qui correspond à l’instant présent. Puis ils découvrent un moyen de coder ces indications, en 64 hexagrammes. Plus besoin de bibliothèques. C’est le Yi Jing.

Un hexagramme c’est 6 lignes, chacune pouvant prendre deux valeurs : Yin ou Yang.

Tout caractère chinois a une multitude de sens. Il en est de même pour Yin et Yang. Le plus important est peut-être que le Yin doit devenir Yang, et inversement. Ensuite le Yang est plutôt un signe de force, d’énergie, de dynamisme, alors que le Yin serait du côté de l’intelligence, de la subtilité, de la réflexion, de l’exploitation habile des événements (le Judo est l’art du Yin)… L’homme est plutôt Yang, et la femme Yin. L’hexagramme décrit une situation type :
Chacune étant à la fois description et gestion d’une organisation énergétique particulière, analyse diagnostique et réponse stratégique pour une configuration déterminée.
L’hexagramme s’obtient sans intervention divine. Par une procédure aléatoire, qui, pour les Chinois, est un calcul rigoureux de mise en coïncidence entre Yi Jing et situation de l’individu.
Des commentaires et des techniques permettent de guider l’interprétation de la situation et la prise de décision. De ce que je crois en comprendre, ils sont aussi clairs que les jugements de la Pythie. Je soupçonne que l’efficacité (éventuelle) du processus vient de ce qu’il force l’homme à s’interroger sur la situation dans laquelle il est, et lui indique ce qui est arrivé à d’autres en pareil cas. À partir de là, il trouve ce qui correspond le mieux à sa nature.

Le Yi Jing est arrivé à maturité il y a un peu plus de deux mille ans. Ensuite, l’attention des savants s’est tournée vers le classement des hexagrammes. Ça ne semblait pas avoir grand intérêt, puisque l’ordre n’entre pas dans leur usage. Mais ils semblent s’y être acharnés.

L’idéogramme

Le discours de la Tortue est aussi un cours sur l’idéogramme chinois. À ses origines, c’est une image. Il se stylise. Il se charge de sens par association d’idées. Il se complexifie par combinaison d’idéogrammes, associations d’idées d’associations d’idées. Une vie semble insuffisante pour analyser un seul signe.

Culture chinoise

Le discours sur la Tortue est peut-être surtout une réflexion sur l’évolution de la Chine. Sur l’interprétation de sa culture. Comme chez Jean-François Billeter, on n’y voit rien d’impénétrable. Les Chinois sont un peuple pragmatique, pour qui « le résultat prévaut toujours sur la preuve et l’efficacité pratique surpasse toujours l’argumentation théorique ». Il se débat avec plus ou moins de bonheur face à la nature, et à la complexité de l’existence. Peut-être parce qu’elle convenait mieux à sa situation, il a adopté un type de stratégie que l’on pourrait appeler Yin, par comparaison au Yang occidental.
Le vrai souverain se préoccupe de tous mais ne contraint personne, il aide les situations à se réaliser selon les lignes de force qu’elles recèlent, en créant par sa seule présence importante et immobile le courant porteur qui permet à chacun de se réaliser au niveau où il se trouve et de devenir ainsi (…) « fondamentalement favorisant ».
Dans cette culture, l’individu compte relativement peu, par rapport au groupe, à l’harmonie sociale, garantie par l’empereur. Ses responsabilités sont diluées. Ses souffrances n’émeuvent pas. Peut-être, surtout, parce que le système est favorable aux forts, aux dirigeants. D’où le succès du Bouddhisme individualiste auprès des populations les plus mal loties.

Histoire chinoise

Cyrille Javary parle de civilisation fossile. Depuis un millénaire, invasions et occupations étrangères alternent avec périodes de repli sur soi (Ming). La Chine ne se disloque pas comme l’a fait l’empire romain, mais elle titube, elle est KO debout. Elle n’arrive pas à se ressaisir, à se réinventer. Au contraire, les derniers avatars du Yi Jing montrent plutôt qu’elle cherche à s’enfermer dans un monde qui se nourrit de lui-même. Une culture peut-elle devenir un cercle vicieux ?

Jusque là, je pensais que l’ascension de Mao correspondait à la naissance d’une nouvelle dynastie. Serait-ce plus que cela ? Le retour de Qin Shi Huang Di (qui règne de 221 à 206) ? Cet empereur est peut-être celui qui a le plus marqué l’histoire chinoise. À lui tout seul il semble une dynastie. Il a unifié la Chine. Il a rationnalisé son fonctionnement. Une rationalisation systématique qui ressemble beaucoup à celle qu’a subie la France révolutionnaire. Il a aussi fixé la graphie du Chinois moderne, une manœuvre dont l’objet était de réécrire sa littérature, de n’en garder que les traités pratiques, et de la débarrasser de son idéologie passée. Il voulait faire disparaître livres et intellectuels. On lui en veut encore aujourd’hui. Mao, qui lui aussi a réformé le Chinois, semble avoir voulu faire de même : liquider un héritage culturel, et ses porteurs (les intellectuels). Ils rendaient la Chine désespérément incapable de relever la tête. La dynastie des Han, la plus admirée des dynasties chinoises, a succédé à Qin Shi Huang Di. En sera-t-il de même avec Mao ?
Un thème important pour Cyrille Javary, pour finir. La sorte de Moyen âge dans lequel est plongée la Chine depuis 10 siècles s’est accompagnée de la domination du Yin par le Yang. Période noire pour la femme.

Compléments :
  • Autres réflexions sur Le discours de la Tortue : Nous sommes tous des hypocrites !, Chinois : copieur et fier de l’être.
  • BILLETER, Jean-François, Contre François Jullien, Alia, 2006.
  • BILLETER, Jean-François, Chine trois fois muette : Suivi de Essai sur l'histoire chinoise, d'après Spinoza, Alia, 2006.
  • Pour Jean-François Billeter, le Confucianisme s’explique, plutôt que par une tournure d’esprit particulière au Chinois, par les intérêts au statu-quo de ses empereurs : ne bousculons pas l’harmonie sociale qu’ils garantissent. (D’où le danger de l’innovation. Elle n’est pas totalement éliminée, mais toujours protègée du nom d’un ancêtre révéré.)

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