vendredi 20 juin 2008

Toyota ou l’anti-risque

Troisième note sur le risque (les autres : Risque et contrôle de gestion et Crises et risque). Elle commence par une anecdote racontée par Duncan Watts, spécialiste de la théorie de la complexité.
  • La sous-traitance de Toyota est tellement optimisée qu’elle ne possède généralement plus qu’un seul spécialiste d’un métier donné. L’usine de l’un d’entre eux, Aisin, disparaît dans un incendie. Elle est seule à fabriquer une pièce présente sur toutes les Toyota. Et il n’y a que deux jours de stocks (juste-à-temps !). Toyota va-t-il sombrer ? Départ d’une crise économique ?
  • Sans réelle coordination centrale, les sous-traitants de Toyota se jettent sur le problème. Sorte de mouvement brownien. Tout le monde discute avec tout le monde. En 3 jours ils ont reconstitué les processus de fabrication détruits, alors qu’ils n’ont aucune connaissance du métier et des outillages nécessaires. (D’ordinaire, construire une usine et son outillage demande une année, voire plus.) Plus inattendu : la production se répartit sur l’ensemble des sous-traitants. Une soixantaine fabrique les produits d’Aisin, les autres se chargent des productions qui ont dû être déplacées de ce fait. C’est l’ensemble des sous-traitants qui a absorbé l’incident.
  • Ce qui leur a donné la capacité de relever la tête aussi rapidement ? Apparemment un travail quotidien de résolution en groupe de petits problèmes, et des méthodologies connues de tous (le Toyota Production System). Aucune arrière-pensée financière n’a gêné le processus, chacun savait qu’il y trouverait finalement son compte.
  • Duncan Watts et ses modélisations informatiques montrent que si vous soumettez un réseau hiérarchique à une surcharge d’informations, sa structure se transforme : des « réseaux informels » apparaissent. Traduction pour l’entreprise : une surcharge d’informations (environnement incertain) conduit à saturer la direction de l’entreprise. Les subalternes doivent développer des courts-circuits qui ne passent pas par elle. D’où amélioration des performances de traitement d’informations. Effet inattendu : ces réseaux informels rendent l’organisation extraordinairement résistante. La perte de quelques éléments du réseau a peu d’effets. Le groupe développe une sorte de solidarité « mécanique » qui le rend peu dépendant des caractéristiques de ses composants. A noter que la simulation montre un « point faible », qui permet de faire évoluer le réseau de manière rapide (on retrouve l’effet de levier de la dynamique des systèmes).
  • Et maintenant, le juste-à-temps japonais. Cette technique vise à éliminer tous les « gaspillages » de l’entreprise, notamment ses stocks, qui sont ses garde-fous. De ce fait, elle augmente artificiellement l’agression externe (la surcharge d’informations). Pour y faire face l’entreprise doit développer ses réseaux informels.
Voilà un moyen subtil de rendre une entreprise imperméable au risque humain. En diminuant graduellement les barrières qui protègent ses individus, ils deviennent sensibles au petit aléa. Ils doivent chercher le secours de leurs collègues. D'où entraide et habitude de collaborer. Résultat : l’action individuelle est contrôlée et le savoir partagé. En cas d’incident majeur (Aisin), habitude de collaboration et savoir partagé permettent une réaction rapide, sans coordination centrale.

Ce modèle organisationnel est très efficace. Par synergie entre décision et réalisation, il permet des temps de décision courts et des coûts de structure réduits. Mais le diriger demande de rompre avec l’habitude : par définition, le dirigeant n’est plus dans les circuits de décision de la société.

Pour en savoir plus :
  • WATTS, Duncan J., Six Degrees: The Science of a Connected Age, W. W. Norton & Company, 2004.

5 commentaires:

testingthetest a dit…

Hello,
L'analyse est intéressante... Mais je suppose que la "surpression" sur le réseau entraine des effets de bord sociaux importants sur les salariés: stress, insécurité permanente donc absentéisme probable, dégradation du climat social, désorganisation de la production... Du coup, un mal pour un bien ?

Christophe Faurie a dit…

En fait, non, et c'est ce qui fait la force du réseau. C'est d'ailleurs ce que montre l'exemple ci-dessus. Lorsqu'un morceau du réseau disparaît (à la suite d’une agression externe), le reste réagit de manière solidaire. Il y a stress, mais stress partagé. Ou peut-être stimulation du défi?
Il est probable que confiance et solidarité sont des conditions nécessaires à l’existence d'un tel réseau.
Absentéisme, climat social, désorganisation sociale... sont des mots qui appartiennent à un autre type d'organisation économique.

testingthetest a dit…

Christophe,
permets-moi juste de douter un peu, quand tu dis que l'absentéisme et le climat social, la désorganisation... sont des mots qui appartiendraient à un autre type d'orga économique.

La lecture proposée ici est une lecture macro d'un phénomène, mais il me semble évident qu'au sein de l'entreprise, ce type de stimulation stress vs. adaptabilité extrême provoque des dégats "individuels" et collectifs.

J'en appelle à ta mémoire de Laborit sur les stimulations, qui montrent que les stratégies d'évitement sont naturelles - et heureusement.

J'ai une connaissance nulle du Japon, mais je crois que la société (la population) s'adapte de moins en moins bien à ce type d'organisation mouvante.
Je n'ai pas non plus une grande connaissance des cas de suicide dans l'automobile française, mais il m'a semblé entendre que les causes en étaient proches : performance maximale, définitions de postes "molles" qui permettent de remettre en cause le travail de manière permanente afin d'en demander toujours plus (en volume, mais surtout en variété : une tache x, puis une tache y, etc).

non ? ;)

Christophe Faurie a dit…

Je crois que j’ai compris d’où vient notre apparente divergence d’opinions :
Ce qu’explique cette note est que ce qui rend une organisation résistante au risque est la solidarité du groupe. Ce n’est pas l’individu qui porte le changement, mais le groupe. Le stress est donc partagé, au pire. Au mieux, le groupe prend l’aléa pour un défi stimulant (cf. équipe de football).
C’est exactement ce que dit mon expérience (de terrain) du changement. S’il pose autant de problèmes aujourd’hui et si généralement il échoue, c’est parce que nos techniques de changement visent à le faire porter par l’individu (cf. plan de licenciement pour mauvais résultats économiques). Elles lui demandent donc de se transformer, ce qui est extrêmement difficile, voire impossible. En effet, l’individu se transforme très lentement (cf. la simple élimination d'un tic).
Or, le groupe, lui, peut s’adapter vite et bien. Conduire le changement c’est donc apprendre à utiliser les règles qui dirigent le groupe pour le faire changer sans que ses membres aient à changer.
L’objet de ce blog et de mes livres est de montrer que ceci n’a rien de compliqué, pour peu que l’on ait un peu de motivation !

testingthetest a dit…

bien compris, il n'y a pas de divergences de point de vues entre nous :)