Nous n'avons pas inventé le Bobo ! Il est né aux USA, à la fin des années 90.
Le Bobo n'est pas qu'un être ridicule, comme nous le croyons. Les courants politiques opposés ont fusionné. Le militant anti système est désormais maître du système. Et il n'a renoncé à rien. Ni à ses idées anti-système, ni à l'argent du système. Il a, simplement, cherché à faire un mélange harmonieux des deux. Ce qui conduit à un résultat surprenant.
Comment en est-on arrivé là, aux USA ? L'ancienne classe dirigeante américaine était celle des familles fortunées protestantes. Elles se transmettaient le pouvoir de père en fils. Elles avaient le sens du devoir. Elles avaient un rôle social à assumer. Mais, la société a décidé que son élite devait l'être du fait de ses capacités intellectuelles. Les universités américaines se sont mises à utiliser des tests d'intelligence pour sélectionner leurs élèves. Et le pouvoir est allé aux bêtes à concours. A cela s'est ajouté "l'âge de l'information", qui leur donnait l'avantage. Seulement, ces étudiants étaient porteurs de la contre-culture. Les hippies, c'étaient eux. Ils avaient été éduqués sur le modèle de la vie de Bohème, des intellectuels français tels que Flaubert. Ces "Bohémiens" rejetaient matérialisme et contrainte. Leur ennemi était la classe moyenne, et ses valeurs. Ils s'identifiaient aux marginaux, "les pauvres, les criminels, les exclus ethniques et raciaux". Leur mot d'ordre "épater le bourgeois".
Cette "élite intellectuelle" a transformé "le profane en sacré". Elle a donné des lettres de noblesse au matérialisme. Et voilà pourquoi le 4x4 a connu un succès phénoménal (ou plutôt SUV : Sport Utility Vehicle). Un 4x4, cela vaut aussi cher qu'une Porsche. Mais un 4x4, c'est utilitaire, c'est peuple, c'est nature. La Porsche, c'est pour les suppôts du capitalisme. Et tout est comme cela. les Bobos achètent du simple, du rustique, mais à cent fois le prix de l'article ordinaire. A l'envers, le Bobo a rendu bourgeoise la transgression. Par exemple, les pratiques sexuelles déviantes d'hier, ressortissent maintenant au développement personnel, avec tout ce que cela implique de bien pensance suffocante. Idem pour le travail. Car le travail du Bohème moderne n'en est pas un. C'est un plaisir, c'est la continuation éternelle d'études où il a excellé. Cette culture, schizophrénique, est une arme. Celui qui n'emploie pas ses codes ne sera jamais rien.
Il y a un chapitre surprenant sur la transformation de l'intellectuel. Il y a un demi siècle, il n'y avait qu'une poignée d'intellectuels. C'était Sartre, par exemple. L'intellectuel avait percé les secrets de l'univers et il s'engageait dans un combat pour la justice. Aujourd'hui, les intellectuels sont des professionnels de la célébrité, et du show biz. Ils sont légions. Les puissants se retrouvent dans de grands messes, les intellectuels en sont les officiants. La recette du succès, c'est science sans conscience. Ainsi, la meilleure façon de se faire remarquer, c'est de produire des allégations fausses (ce que l'on n'appelait pas encore des "fake news"). Mais l'intellectuel n'est pas parfaitement heureux. Il gagne beaucoup moins que les grands patrons qu'il fréquente. (Depuis, cette injustice a été corrigée.)
Dans la liste des anti-Bobos, Donald Trump est cité en premier, déjà. L'ère des Bobos, c'est l'ère du couple Clinton. Avec lui, c'est "la troisième voie". Entre la droite et la gauche, il n'y a pas de différence. La vie est belle, cultivons le consumérisme triomphant. La bulle Internet allait exploser quelques mois après la publication de ce livre. La presse était encore pleine d'articles délirants sur la "nouvelle économie". Les Américains pensaient que la fin de l'URSS et l'avènement d'Internet sonnaient l'arrivée de Dieu sur Terre. Le capitalisme allait gagner le monde, et il n'y aurait plus jamais de crise, la croissance ne tomberait jamais au dessous de 4%. Il n'en est pas question ici. Cela montre peut-être que le Bobo vit, comme le dit le titre du livre, au Paradis. Il n'est pas des nôtres. L'auteur pense, d'ailleurs, beaucoup de bien du Bobo. Il en est un. Il a certes ses ridicules, mais il est bien plus sage que ceux qui l'ont précédé. Ce qu'il lui reproche, c'est sa superficialité et la médiocrité de ses aspirations. Et s'il utilisait ses capacités exceptionnelles à nous faire partager les idées qu'il a trouvées dans son paradis, et s'il consacrait son talent "aux réformes du pays et à l'activisme international"? David Brooks entrevoit un "nouvel âge d'or".