L'Europe redoute une "crise sociale" potentiellement "explosive" et ce que j’entends à la radio, qui va dans le même sens, a quelque chose de surprenant : on nous dit que c’est une finance anglo-saxonne d’apprentis sorciers qui a déclenché la crise mondiale ; or, s’il y a des désastres, les victimes en sont les pays hyper-vertueux (Japon, Allemagne, zone Euro…). Les pays anglo-saxons, eux, souffrent d’une version atténuée de la crise.
Leçon de changement : la victime paie pour les crimes du coupable
Peut-être plus inattendu : quand on met en regard les chiffres du chômage et la baisse de PIB, on voit que, si l’on répartit le PIB sur ceux qui travaillent, le PIB par employé augmente (mon calcul est un peu faux : les licenciés américains touchent parfois des compensations). Ce qui semble sûr, aussi, est que les rémunérations des dirigeants des grandes banques américaines n’ont pas été affectées, les bonus demeurent au même niveau qu’en 2008. Même chose pour la City : les survivants ne se sont jamais aussi bien portés.
À cela s’ajoute le thème d’une série de billets précédents : l’administration Obama n’a rien changé au système bancaire, elle le maintient en vie avec l’argent public. Simon Johnson, ex économiste en chef du FMI, parle « d’oligarques », qui ne peuvent se remettre en cause. Seule innovation, mais elle est de génie. C’est Barak Obama. Parce qu’il est noir, on a pensé que l’Amérique s’était transformée. Or, il appartient à l’élite de la culture qui, justement, est en cause !
Tout change, sauf ce qui devrait changer. C’est toujours comme cela que se passe un changement. Celui qui a le pouvoir ne peut pas penser que ses difficultés viennent de lui, par conséquent, il utilise ce pouvoir pour faire changer le reste de la société. D'ailleurs, il est très difficile de se changer, beaucoup plus facile d'exercer son pouvoir.
Cet entêtement ne risque-t-il pas de lui être fatal ? Oui en générale, non ici, du moins à une échelle de temps de quelques décennies, ou de quelques siècles. Parce que le scénario s’est déjà présenté, en Angleterre, au moment de la Révolution française : c’est lui qui faisait que Tocqueville admirait une Angleterre qui avait su conserver sa noblesse (qui continue, même aujourd’hui, à être extrêmement prospère).
Une élite inusable
Voici une modélisation de ce qui peut se passer.
- L’élite anglo-saxonne ne se voit pas comme anglo-saxonne, mais comme internationale. Au fond, c’est la communauté des hommes d’affaires les plus puissants : le milliardaire russe, par exemple, y est bienvenu. Cette élite est « pragmatique », elle sait, par certains côtés, s’adapter, tout en conservant l’essentiel. Cet essentiel est un certain niveau d'aisance, mais surtout la mainmise de l’économie de marché sur la gestion du monde.
- Ce n’est pas une « classe », mais un groupe à la solidarité floue, qui n’a pas d’états d’âmes : en cas de crise, il laisse périr quelques boucs émissaires et quelques moucherons attirés par la lumière. Ce qui calme les velléités révolutionnaires du reste de la planète.
- En outre, il sait faire diversion. Les richesses produites par la colonisation britannique ont probablement évité que la paupérisation de la population anglaise qui avait résulté de la révolution industrielle ne devienne menaçante. De même, la possibilité d’endettement offerte récemment aux couches populaires américaines les a-t-elle aidées à ne pas prendre conscience de leur appauvrissement.
Cette modélisation est cohérente avec celle de Mancur Olson, qui a étudié les modes d’organisation de populations « rationnelles » (c'est-à-dire qui optimisent leur intérêt propre plutôt que de suivre les lois de la société).
La crise comme avenir
Quel est le changement auquel nous sommes confrontés ? Il s’agit probablement de douter de beaucoup de ce à quoi nous croyons, à commencer par le rôle du marché, « main invisible » qui doit guider notre vie. Il faut le mettre sous contrôle de la société.
Je ne suis pas sûr que cela puisse être fait par la force : il faudra que l’élite internationale change, et ce changement ne peut venir que d’elle. La coercition est impuissante, d’autant plus que ce groupe est en recomposition permanente. En conséquence, je pense qu’il faudra encore de nombreuses crises pour que, de remise en cause en remise en cause, elle en arrive au nœud du problème.
Ce n’est pas la seule possibilité. (Même si elle me semble la plus probable.) Cette élite a un point faible : elle est individualiste, elle est désarmée face à une stratégie solidaire. Elle pourrait donc être remplacée par une élite qui saurait jouer des mécanismes sociaux, et donner à l’humanité une organisation plus durable.
Compléments :
- Le modèle de l’oligarchie : Trou noir.
- L’absence de changement dans la banque américaine : Crise et changement de culture, Les certitudes du gouvernement Obama.
- Un billet sur la City (sur sa santé, voir le lien) : Phénix anglais.
- À l’appui de mon raisonnement : avant cette crise, il y a eu dix crises régionales majeures (Russie, Asie du sud-est, Amérique latine) : à chaque fois la finance mondiale s’est rétablie, la note a été réglée par les victimes, qui, pour certaines, ont été dévastées. Consensus de Washington.
- Sur l’adaptation des couches dirigeantes anglaises aux mouvements sociaux suscités par la révolution : THOMPSON, E.P., The Making of the English Working Class, Vintage Books USA, 1966.
- Le modèle de Mancur Olson : The logic of collective action.
- La perception qu’a d’elle-même l’élite des affaires : Grande illusion.
- Un autre exemple du mécanisme de remise en cause d’une culture : celle de la Chine. Chine et Occident : dialogue de sourds.
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