lundi 13 janvier 2014

On ne naît pas intelligent, on le devient

J’ai dit que l’on ne naissait pas ingénieur, qu’on le devenait. Je me demande s’il n’y a pas là une des caractéristiques éternelles de notre pays. Celle qui explique la résistance des privilèges. Nous croyons que nous naissons élus. L’Ancien régime le disait, les grandes écoles l’ont confirmé.

Une croyance longtemps solidement établie chez nous a été que les grandes écoles sont une forme de test d’intelligence. Et que les gens intelligents ont tous les droits. Je ne sais pas trop ce que signifie intelligence, mais je crois que si c’est une vertu ultime non seulement elle se construit, mais encore elle est en construction permanente. L’homme doit être éternellement un « jeune con », qui se transforme en se tapant la tête contre les murs. Lorsqu’il devient un « vieux con », qu’il n’a plus que des certitudes, son histoire est finie. C’est un réactionnaire.

Je me demande d’ailleurs si cet art de la tête contre les murs n’est pas ce que nous appelons « le travail ». Car travailler, au fond, c’est vouloir dominer un environnement qui cherche à faire de nous de vieux cons, des robots qui serrent des boulons sur une ligne d’assemblage. Le propre de l’homme n’est peut-être pas le débat démocratique, comme le dit Hannah Arendt, mais, plutôt, cette volonté de se libérer de l’aliénation. Contrairement, aussi, à l’opinion d’Hannah Arendt, le combat n’est pas gagné une fois pour toutes, il est permanent. « La condition de l’homme (moderne) » , c’est un espace de confrontation, qui permet à l’individu de se transformer, sans cesse. Et c’est ce mouvement de ludion, de la caverne à la lumière et retour, qui est nécessaire à la participation au débat politique.

Ce qui m’amène à un autre différend avec Hannah Arendt. Elle semble ne pas aimer le travail. Il fait de l’homme une « bête de somme », dit-elle. Mais n’a-t-elle pas passé sa vie à travailler ? A décortiques l’œuvre des philosophes, à donner des cours, et à écrire des livres ? En fait, il est possible qu’il y ait deux types de travaux. Celui qui « rend libre » (comme disaient les camps de concentration), et celui qui abêtit. Que le travail tombe dans l’un ou l’autre camp dépend probablement à la fois des conditions dans lesquelles il s’exerce (le camp de concentration abêtit massivement) et de l’individu lui-même (Hannah Arendt me semble avoir fait preuve de beaucoup plus de liberté que Sartre, à qui je dois pourtant le thème que je développe : Sartre est resté un diplômé, il n’est jamais devenu un philosophe, et encore moins un homme d’action).

Je débouche ainsi sur la question sur laquelle s’est achevée la vie d’Hannah Arendt : la capacité de juger. Et si elle n’était rien d’autre que cette aptitude à se libérer ? Aptitude qui n’est pas intrinsèque, mais qui profite d’une accumulation d’expériences et de réflexions ?

(Mes propos se réfèrent à La condition de l’homme moderne, d’Hannah Arendt, et à sa biographie.)

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