Même les spécialistes de Hegel trouvent une grande partie de ses propos incompréhensible. Voilà qui devrait fournir un sujet d'étude au savant : pourquoi écrit-on de manière incompréhensible ? Mais, il se pourrait qu'il ait, simplement, voulu montrer que son petit confort pépère de bourgeois de province était l'aboutissement de l'histoire. Et même qu'ayant été le premier à découvrir cette vérité éternelle, il était le premier homme digne de ce nom. Ses élèves "de gauche" ont pensé que la montagne avait accouché d'une souris.
Le meilleur moyen de rendre Hegel compréhensible est de le replonger dans son temps. Il cherchait une solution aux problèmes de l'époque, c'est tout. Hegel et Kant, c'est un peu Spinoza et Descartes. Cette fois aussi, il y a un grand mouvement d'enthousiasme collectif. On pense que l'on émerge des ténèbres, que Kant a trouvé le fin mot de l'histoire. Puis, le temps passant, qu'il a raté l'essentiel. Kant sépare la raison de la passion, et explique que l'on ne peut pas aller comprendre la nature "de l'intérieur". Pour les contemporains de Hegel, c'est inacceptable.
Hegel voit l'histoire de l'humanité comme un éveil. L'humanité va de la passivité bovine à la liberté. Cette liberté est une liberté de l'erreur, de la contrainte, des pulsions, des coutumes... de tout ce qui fait que l'on ne peut penser correctement. L'homme se libère grâce à la raison, qui lui fait découvrir la "vérité absolue", que Kant pensait inaccessible. Mais la raison ne peut s'exercer que si la société ne l'entrave pas par ses erreurs. Le processus de progrès est donc collectif. La société finale, l'Etat, matérialise le droit naturel, universel, le droit rationnel. Et la première erreur dont la société doit se débarrasser, c'est la croyance que l'individu est autonome, alors qu'il n'est qu'une partie d'un tout, d'un "esprit" collectif. L'homme doit comprendre que les idéaux qu'il croit hors d'atteinte sont, en fait, en lui (au sens collectif, non individuel). Hegel se dit "idéaliste absolu" : il n'y a pas de matière, que des idées, et notre esprit en est une partie. La vérité absolue, c'est l'esprit prenant conscience de lui-même.
Contrairement à ce qu'ont cru la Révolution et Kant, on ne peut pas créer un monde rationnel de rien, dit-il, cela aboutit à la Terreur. La liberté doit émerger par étapes successives, qui suivent un mécanisme "dialectique" : chaque phase finit en contradiction, qui produit un opposé, etc. Jusqu'à convergence vers la vérité absolue, liberté, etc. Ce mécanisme est illustré par l'histoire et la succession des civilisations, mais aussi par les étapes qui permettent à l'esprit humain de prendre conscience de lui-même. Le changement est le propre de ce processus d'éveil. L'homme se découvre en changeant le monde. (Autrement dit, la recherche de la vérité ne passe pas par la transcendance, comme dans la religion, ni par l'introspection, mais par la mise au jour de l'âme commune, par un effort collectif.)
Notes du lecteur
La force de Hegel est que son modèle correspond de manière troublante à la réalité, et qu'il est non "falsifiable". Car, selon la pratique du philosophe, les termes ne sont pas définis. En conséquence, comme l'a fait Hegel, on peut dire que, puisque nous sommes à la fin de l'histoire, nous sommes rationnels. Et donc que la définition de "raison" est ce que nous sommes. Surtout, Hegel aurait vu juste si nous parvenions à construire une société dans laquelle l'individu peut immédiatement satisfaire ses besoins, comme il sait où trouver ce dont il a besoin dans sa maison. (Ce qui correspond à la définition de la "rationalité limitée", plutôt qu'à celle de "rationalité" - omniscience.)
En tout cas, l'oeuvre qui croyait justifier le statu quo a peut-être provoqué les pires cataclysmes. Ce qui, au fond, est compatible avec ses prévisions...
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