Je discute avec Antoine Roullier de ce qui fait et défait
les entreprises familiales. Soudainement, je réalise qu’il parle comme
Condorcet ! Mais le sujet de Condorcet c’est la République et l’éducation,
pas l’entreprise ?
Le point commun, c’est l’intérêt
général : comment le faire triompher en dépit d’intérêts particuliers
et, plus encore ?, de compétences divergentes. Voilà ce que je retiens des
idées d’Antoine Roullier.
Ce qui détruit l’entreprise
familiale, pour commencer. Eh bien, c’est probablement ce que les
économistes anglo-saxons appellent « l’homme rationnel », celui qui
optimise en permanence son intérêt. Le phénomène se produit, massivement, à la
troisième génération. 87% des entreprises familiales ne vont pas plus loin.
Alors, l’entreprise familiale n’est plus vue sous l’angle du projet
entrepreneurial, mais sous celui, patrimonial, de l’héritage. La conduite des
premières générations était inspirée par le devoir : une sorte de mission (on dit par exemple que certains fondateurs se sont « tués
au travail »). Leurs descendants ne perçoivent plus que leurs droits.
Ils comprennent l’entreprise comme une sorte d’Etat providence immortel. Leur naissance leur donne le droit d'en jouir. Et ils trouvent
injuste de ne pas en recevoir la part du lion. Leur argumentation est basée sur
le « bon sens », qu’ils ont puisé au fond d’eux-mêmes.
Le drame survient quand les circonstances changent. Par
exemple, on est passé de la vapeur au numérique. Il faut repenser l’affaire. Mais,
au lieu de poser calmement le problème, les actionnaires se sautent à la gorge.
Ce qui aurait dû être une banale évolution devient un naufrage.
Comment rendre une
entreprise familiale durable ? Il faut une forme de contrat social,
dit Antoine Roullier. Et ce contrat, implicite, doit être réinventé à chaque
génération. C’est un contrat entre hommes. Chacun doit trouver son compte dans
l’affaire. Mais c’est aussi un contrat avec le marché, et l’environnement
concurrentiel de l’entreprise. C’est parce que tout cela se transforme avec le
temps, que le contrat doit changer, radicalement, de temps à autres. Antoine
Roullier parle de « métamorphoses » pour bien nous faire comprendre
que l’entreprise familiale n’évolue pas linéairement, comme on le croit à tort.
Vous me direz qu’il est facile d’écrire un contrat pour la
première génération de fondateurs, mais après, quand il y a des dizaines, voire
des centaines, de cousins ? Quand certains sont multimillionnaires et d’autres
au RSA ? C’est là où j’entends Condorcet parlant d’éducation. L’actionnaire
familial ressemble au citoyen : le bon sens le trompe, il a besoin d’une éducation pour
gérer le « bien commun » (sens premier de « république »). Ou,
plus exactement, pour jouer son rôle de membre de la société. Et, comme le dit
Condorcet, cela ne demande pas des capacités exceptionnelles. De même que
quasiment tout homme peut conduire une voiture, quasiment tout homme peut être
actionnaire familial ou citoyen.
Mais Antoine Roullier dépasse Condorcet. L’éducation n’est
pas tout. Il faut aussi un projet entrepreneurial partagé. Et ce projet
doit « déménager ». Il ne doit pas laisser indifférent. Il doit jouer
sur les « ressorts des hommes ».
La famille est comme une équipe de foot, elle doit être motivée par un enjeu
commun, hautement désiré.
Comment trouver ce projet ? Là encore Antoine dépasse
Nicolas. La famille a des « gènes
entrepreneuriaux ». Ces gènes s’expriment différemment en fonction
des conditions dans lesquelles l’entreprise se trouve, à l’ère de la vapeur, ou
du numérique. Ce sont eux qui permettent au projet entrepreneurial de « changer
pour ne pas changer », comme il est dit dans le Guépard, de se « métamorphoser »
d’une génération à une autre.
En écoutant Antoine Roullier, je me suis demandé si la France,
plus généralement l’Occident, ne faisait pas face à la malédiction de la 3ème
génération. Les générations d’après-guerre ne se sont-elles pas « tuées à
la tâche » ? Ne sommes nous pas des héritiers qui nous sautons à la
gorge alors que nous devrions calmement réfléchir aux évolutions du monde et à
comment adapter la barque commune ?
PS. Attention, lorsque que je parle de droits et de devoirs il n’y a pas de jugement de valeur de ma part. Il n'y a pas de bonnes fourmis et de mauvaises cigales. Si les uns pensent avoir des devoirs et les autres des droits, ce sont les circonstances qui les ont mis dans cet état d’esprit. Antoine Roullier commente ainsi mon dernier paragraphe :
PS. Attention, lorsque que je parle de droits et de devoirs il n’y a pas de jugement de valeur de ma part. Il n'y a pas de bonnes fourmis et de mauvaises cigales. Si les uns pensent avoir des devoirs et les autres des droits, ce sont les circonstances qui les ont mis dans cet état d’esprit. Antoine Roullier commente ainsi mon dernier paragraphe :
après la guerre les pays d'Europe ont eu besoin de se reconstruire. Entreprendre était vital et en même temps exaltant. Ils ont entrepris en faisant des efforts. Leurs héritiers ne sont pas capables de poursuivre cet effort : ils n'ont plus de vision ni de besoin vital.
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