mardi 5 juillet 2022

La désindustrialisation de la France, de Nicolas Dufourcq


La minuscule élite parisienne qui dirige la France n’a pas vu ce qui se passait dans le monde. Et elle a pris des décisions qui allaient, complètement, à l’encontre des intérêts du pays. 

Le phénomène remonte aux années 70, mais un coup fatal a été porté en 2000. 

Il a fallu deux décennies pour que cette élite envisage de changer de politique. Et encore... 

Nicolas Dufourcq veut comprendre ce qui s’est passé. C’est un témoin capital. Il gouverne la BPI, et a été au cœur des changements du pays (il dirigeait déjà Wanadoo à l’époque de la bulle internet, qui a failli être fatale à France Télécom). En outre, il interroge 49 témoins : hommes politiques, économistes, syndicalistes, entrepreneurs.  

C'est l’histoire récente de notre pays qui se dévoile, et la politique de notre gouvernement qui s'explique ? 

Le cercle vicieux 

Tout tient à un mot mystérieux : “demande”.  

Cela commence avec les chocs pétroliers des années 70. Le gouvernement fait une “politique de la demande”. Elle consiste, alors, à prendre de l’argent à l’entreprise pour le donner au consommateur (“la demande”), tout en cherchant à créer de l’emploi en rigidifiant le droit du travail. C’est le début d’un mouvement qui va aller en s’amplifiant. Or, la règle du jeu industriel, surtout au moment où la concurrence devient mondiale et “low cost”, est de s’échapper de la bataille des prix par l’innovation et donc l’investissement. C'est cette capacité à s’échapper qu’attaque le gouvernement. L'entreprise entre dans un cercle vicieux. Cela ne va pas être bon pour l'emploi...  

Seulement, pendant longtemps, le pays n’a pas été significativement différent des autres, d’autant qu’il est protégé de la concurrence internationale et que les largesses gouvernementales sont compensées par des dévaluations. C’est en 2000 que tout change. Notre pays devient une exception. Il “décroche”.  

Notre élite est beaucoup plus sensible à l’influence anglo-saxonne que ses homologues étrangers, dit le livre. A droite, elle s’est convertie au “libéralisme”. A gauche “d’ouvriériste et productiviste”, elle est devenue “compassionnelle”, sous le gouvernement “d’intellectuels” de L. Jospin. Il lui fallait un coupable : l’économie. Elle lui a porté un coup fatal. La loi des 35h. 

Ce qui se passait hors de France était stupéfiant. Les échecs de la réunification allemande emmenaient le pays par le fond. Dans un sursaut sacrificiel, les Allemands adoptent une économie de guerre. Ils réduisent brutalement leurs coûts de production, en acceptant de s’appauvrir ; ils annexent les pays de l’Est, qu’ils transforment en plate-forme de production ; ils s’amarrent à la Chine à laquelle ils livrent leurs machines. Fait libéral, la Chine entre dans l’OMC : plus de barrière douanière. Avec les machines allemandes, et les subventions gouvernementales, elle submerge l’Occident de produits à bas coût. Sa stratégie est systématique : éliminer l'économie étrangère. C’est une Blitzkrieg impeccablement exécutée : en quelques années, des centaines de milliards d’euros passent des perdants aux gagnants.  

Alors que partout l’industrie est aidée, et que la France sort d’années de “désinflation compétitive” pour  entrer dans l’euro, notre élite décide que les efforts sont finis. L’euro et l’économie de marché vont avoir un effet “darwinien” sur l'entreprise. Laissons faire, “l’intendance suivra”. Or, l’Allemagne ayant “dévalué”, l’économie française est prise au piège de l’euro, de même sa PME ne peut s’adapter seule à la nouvelle “organisation mondiale du commerce”. Et ce d’autant que l’Europe est devenue ouverte à tous les vents grâce à l’action remarquablement efficace des Britanniques. Il se trouve que le ministère de l’industrie délègue aux champions nationaux le soin d’entretenir nos filières économiques. Or, ils prennent leurs jambes à leur cou. Ils abandonnent la France, et leurs fournisseurs. (Alors que notre économie est beaucoup plus petite que l’Allemagne, elle emploie maintenant autant de personnes que cette dernière à l’étranger : 6 millions !) Ce qui était produit en France l'est à l’étranger. Le déficit du commerce extérieur devient massif. (Notre pays subventionne l’Allemagne ! Quant aux Allemands, ils sont nationalistes : les délocalisations servent à l’économie nationale.) 

La crise des subprimes est le coup de grâce. Contrairement à l’Allemagne, notre pays n’a pas les moyens du chômage partiel. Ses PME s’effondrent. La France profonde est désertifiée. C’est grâce à la BCE que le phénomène ne s’est pas reproduit en 2020. (Où en serions-nous sans elle ?) 

En fait, les 35h ne sont pas ce que l’on dit. L’Etat a compensé leur impact sur l’entreprise par diverses mesures, financées par la dette. Elles semblent surtout avoir été un message de défi au monde : la France ne veut pas travailler. Pour l’étranger, nous sommes devenus des pestiférés. En France ça a été le “chacun pour soi”. Les “écosystèmes” ont explosé : les entrepreneurs qui n’avaient pas jeté l’éponge ont essayé de sauver leur peau. La loi devait forcer l’entreprise à créer de l’emploi. Elle a eu l’effet inverse.  

A cela s’ajoute un autre phénomène typiquement français : le naufrage de l’Education nationale. Il serait dû à la politique du bac pour tous. L’Education nationale a transformé la filière professionnelle, arme d'élite de l’économie industrielle, en dépotoir.  

Et, enfin, le nucléaire. Il était une sorte de “parrain” de l’industrie. Il avait sur elle un effet d’entraînement considérable. L’arrêt de ce programme a enfoncé un autre clou dans son cercueil.  

La prise de conscience 

Pour notre élite, la France est un pays étranger. C’est lorsque les premiers champions nationaux sont tombés (ils souffraient des mêmes maux que les PME, avec, en plus, des dirigeants peu compétents), puis quand l’automobile a été touchée, que ses certitudes ont commencé à chanceler. En effet, c’est elle qui dirige ces champions. C’est sa source de légitimité. Paradoxalement, le réveil s’est fait sous François Hollande. Une étude a été commandée à Louis Gallois, en 2012, qui a révélé l’ampleur des dégâts. Il fallait faire une politique de “l’offre”. Ce rapport a provoqué une “scission” qui a “paralysé” la présidence Hollande.  

C’est l’origine de la BPI. Il semble que ce soit aussi celle de M.Macron. 

La politique de M.Macron expliquée ? 

Indirectement, cela éclaire ce que fait M.Macron. Il dé tricotte la politique de la demande, pour faire une politique de l’offre. Il cherche à recréer un tissu économique compétitif (ou plutôt n’ayant pas un trop lourd handicap), afin qu’il emploie des Français. Cela explique beaucoup de choses : 

  • Simplification du code du travail, réduction des prélèvements sociaux et des impôts de production, et apprentissage. Conséquence directe de ce qui précède. 
  • ISF. Son effet sur la PME familiale n’a pas été dit. Pour le payer, les actionnaires familiaux ont demandé des dividendes. Or, dans un contexte de concurrence mondiale débridée, la seule issue pour la PME était d’innover au maximum. Elle avait déjà peu de moyens pour cela, l’ISF a été fatal pour l’entreprise familiale. 
  • Taxe professionnelle. Cette taxe était collectée par les collectivités locales. Or, elles en abusaient. D’où un effet de même type que celui de l’ISF. Cela explique probablement pourquoi M.Macron a retiré aux collectivités leur capacité de prélever l’impôt. Mais aussi le dialogue de sourds qu’il y a entre lui et elles : car il semble leur imposer toujours plus de rigueur financière, alors qu’elles sont “désertifiées”.  

Certes, mais tout cela pourrait être une politique “libérale”. Eh bien non : “les grands programmes sont de retour”. Le maître mot est “politique industrielle” : le gouvernement ne veut plus “laisser faire”, mais mettre la main à la pâte.  

En tous cas, c’est ce que pourrait vouloir faire la BPI. Et si, après les champions nationaux, le nouveau ministère de l’industrie, c’était elle ? 

L’avenir : politique industrielle ? 

Les jeux ne sont pas faits. Nous nous engageons dans une “nouvelle bataille”. Mais c’est peut-être bien “la mère de toutes les batailles”. Et les autres pays sont armés jusqu'aux dents et déterminés à la gagner, alors que nous y entrons en mauvais état. Et les forces qui nous ont disloqués ne font que s’amplifier. 

Le terrain perdu l’est définitivement. Il faut déplacer le combat ailleurs. Et il faut réussir ce que nous avons raté : se différencier par l’innovation et la robotisation. Cela va demander de mélanger la start up et l’entreprise traditionnelle. Mais aussi beaucoup de formation, surtout pour le patron.  

Et il faut aussi que les PME prennent la parole. Elles doivent, en grande partie, leurs difficultés à ce qu’elles aient été incapables de s'exprimer  

Mais, surtout, la leçon allemande, c'est la puissance invincible que représente la volonté d’un peuple uni. Cette fois, il faut “embarquer” tout le monde et reconstituer les écosystèmes locaux, à la façon des  “contrats sociaux de territoire” allemands.

A toutes ces questions, grands programmes, financements, formation... la BPI, qui se veut “verticale et horizontale” (les avantages du jacobinisme et de la délégation, sans leurs défauts) a une solution. En particulier, la “French Fab” pourrait être l’organe d’expression de la PME. 

La question qui demeure est : avons-nous réellement appris du passé ? Et remontons-nous, d’ailleurs, suffisamment loin dans ce passé ? Car un des cadavres qui réapparait régulièrement dans le livre est le “plan machine-outil”. Notre faiblesse dans la robotique et notre incapacité à profiter des Chinois, comme le firent les Allemands, vient de là. D’ailleurs, on ne parle même plus du “plan calcul”, tellement nous fûmes ridicules. Nos deux faiblesses majeures sont la conséquence de “grands programmes”, qui ont mal tourné.  

Si notre élite voit, parfois, bien. Sa principale faiblesse est son aptitude à l’exécution. Cela va-t-il changer ?  

(Ce livre semble un succès : il a fallu un mois à Amazon pour me le livrer : je soupçonne une rupture de stock.)

2 commentaires:

Unknown a dit…

Merci Christophe pour cette synthèse bien rédigée. J'ai lu la partie gratuite dans l'échantillon d'Amazon Kindle. Le livre est effrayant et plus que confirme beaucoup de mes soupçons les pires. Merci surtout Jospin. Il m'a bien eu. Je pensais qu'il était un trotskiste réformé devenu pragmatique et presque honnête, mais non. Il était un intellectuel arrogant tordu par son idéologie comme d'autres avant et après lui. J'ai l'impression que nous avons eu "tout faux" en France depuis très longtemps. Le passage qui m'a le plus frappé: La France a emprunté à l'étranger et a taxé les entreprises pour distribuer aux employés pour compenser leur temps libre (moins de temps de travail) avec le résultat de baisser la compétitivité des entreprises, augmenter le déficit commercial tout en créant une demande artificielle qui est satisfaite par des importations. Quand on travaille moins on produit moins, même pour la socialistes (depuis l'an 2000 la productivité française ne progresse plus. Si on a des moyens à consommer qui dépassent la production locale, cela donne des importations et plus de déficit, etc. C'est un cercle vicieux qu'il faut casser définitivement. Est-ce que Madame Borne le comprend? Est-ce qu'elle + son patron ont la volonté, les compétences disponibles pour réussir? Soyons optimistes qu'ils le veuillent bien...

Christophe Faurie a dit…

Il est certain qu'il y a un problème massif de communication, et d'information. On se méprend sur les intentions des uns et des autres.
Ce qui semble évident, et c'est la leçon du succès allemand, c'est qu'il faut que la nation soit "alignée". La puissance allemande vient de son Mittlestand, qui est bien plus qu'une question d'entreprises, un tissu local rendu solidaire par une identité commune. N.Dufourcq dit, d'ailleurs, qu'il faut "faire confiance aux écosystèmes régionaux en leur donnant les moyens de d'épanouir".
Or, il semble aujourd'hui qu'il y ait une incommunicabilité totale entre le gouvernement et les collectivités locales.
Comme après guerre où il a fallu faire cohabiter communistes ascendant Staline, collabo et résistants, militaires putschistes et intellectuels révolutionnaires, il va falloir trouver un projet commun.