La liberté c’est, pour l’individu, de choisir son chemin grâce à la raison, non de suivre des règles qui lui sont imposées sans qu’il les comprenne. Le développement de la raison individuelle va de pair avec celui de la société, qui devient rationnelle. C’est ainsi qu’il n’y a pas de heurt entre l’individu et la société : l’individu suit sa raison, et la société n’est que raison. Ils ne peuvent que s’entendre. L’état (prussien) est la matérialisation de cette rationalité. La Révolution française a cru qu’elle pouvait faire naître de rien un monde rationnel. Elle a échoué. En fait, le processus vers la raison est itératif : il part de l’état du monde tel que l’a construit l’humanité non rationnelle et l’améliore. (Une analyse plus complète.)
Quelques réflexions :
- Je retrouve dans ce texte un des thèmes fondamentaux de Max Weber : la rationalisation de la société. La caractéristique de la société capitaliste. Cette rationalité, prise au pied de la lettre, conduit à une organisation nécessairement bureaucratique.
- Je me demande aussi si l’on ne doit pas y voir le thème de la Grande Transformation de Karl Polanyi. Pour lui l’histoire récente de la société (notamment ses conflits) s’explique par le choc entre l’idée abstraite d’économie de marché, qui assimile (notamment) l’homme à une marchandise, et les réalités de la société (et de la nature). Par essais et erreurs le besoin de liberté individuelle et les contraintes sociales auxquelles la nature le soumet cherchent à s’entendre. Hegel pensait que les assauts de l’individualisme débridé, de l’homme se croyant libre de la nature, s’étaient arrêtés à la Révolution française. Polanyi a constaté qu’ils étaient surtout le fait du monde anglo-saxon. Et que l’équilibre individu – société restait à trouver.
- Est-ce que la Route vers la servitude d’Hayek est un écho de la Route vers la liberté de Hegel ? (Bizarrement ce livre a été publié en même temps que La Grande Transformation, dans l’immédiat après guerre.) Après guerre un vent de réformes d’orientation socialiste a couvert le monde occidental. Or, Hayek estimait que le socialisme était le début du totalitarisme. Un état rationnel, qui sait ce qui est bon pour l’homme, ne peut que lui imposer sa volonté, le rendre esclave. Hayek s’est appliqué à montrer que la rationalité était impossible.
- Que signifie rationalité ? Faire un choix rationnel, c’est avoir une capacité de vision et de décision parfaites. Or, le monde est trop complexe pour l’homme, c’est évident. De ce fait, il n’est pas certain que le rite, l’opposé de la rationalité, n’ait pas d'utilité. Il a une raison que la raison ne comprend pas. En quelque sorte, il a été jugé bon par la sélection naturelle. Quant on ne voit pas très loin, on s’attache au moyen plutôt qu’à la fin. On fait avancer le bateau, en espérant qu’il nous amènera vers une terre que nous ne voyons pas. Pour Herbert Simon, être rationnel = savoir obtenir ce que l’on veut. Pour ce faire l’homme construit une société qui lui permet d’être rationnel (théorie de la rationalité limitée : limitée à la société). Autrement dit, il sait comment s’y mouvoir. Nouvelle idée de Hegel ? Selon lui l’esprit humain créerait le monde, et sa découverte du monde serait celle de cette création, donc de lui même… Tiré par les cheveux. Mais ça semble résoudre le problème de Hayek et être compatible avec une évolution itérative du monde, par changements successifs.
- Dernier thème, la fameuse « dialectique » de Hegel. Le raisonnement semble avancer par oppositions : une idée, puis son contraire, puis la synthèse des deux, ou plutôt quelque chose qui leur est supérieur et les englobe. Exemple. Monde de la coutume, homme engrenage inconscient de la machine sociale. Puis Révolution française, la marionnette coupe ses fils, se croit libre de la nature et détruit la société. Finalement, l’homme, libre et conscient, se réconcilie avec la société. Je retrouve quelque chose que j’observe dans tout changement. Comme je l’explique dans ce blog, le « changement » des sciences humaines signifie que l’on veut faire ce que l’on ne sait pas faire (notion de « Stretch goal »). Nouvel exemple. Le dirigeant doit remettre son entreprise à flots. Il faudrait licencier. Or il n’est pas bien de licencier. En outre, il craint un mouvement social. Risque de faillite. Il est paralysé. La solution au dilemme consiste à trouver de nouvelles valeurs compatibles avec les anciennes. L’objet de l’entreprise est d’être rentable économiquement. Accord de tous. En principe, il est donc justifié de licencier. L’intérêt supérieur de l’entreprise l’exige. Il est possible de licencier à condition de le faire humainement, c'est-à-dire de donner aux salariés les moyens que la société juge nécessaires pour retrouver un emploi. À ce point, aucun homme digne de ce nom ne peut s’accrocher à son poste sans perdre la face.
- Les raisons de mon intérêt pour Hegel : À la découverte de la philosophie allemande et Portrait du philosophe français.
- SIMON, Herbert A., Administrative Behavior, Free Press, 4ème edition, 1997. (Rationalité limitée.)
- SIMON, Herbert A., The Sciences of the Artificial, MIT Press, 1996. (Les sciences de la raison.)
- WEBER, Max, L'Ethique protestante et l'esprit du capitalisme, Pocket, 1989.
- WEBER, Max, Sociologie des religions, Gallimard, 2006.
- HAYEK (von) Friedrich A., The Road to Serfdom, University of Chicago Press, 1994.
- POLANYI, Karl, The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Beacon Press 2001.
- CALDWELL, Bruce, Hayek's Challenge: An Intellectual Biography of F.A. Hayek, University of Chicago Press, 2005. (La bataille de Hayek pour démontrer que la raison ne pouvait pas guider le monde.)
- Pourquoi « prévoir l’avenir » semble être impossible à l’homme : L’intellectuel, fondamentaliste de la raison.
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