Le professeur Jean-François Marcotorchino m’envoie une analyse sémiotique du discours actuel sur la crise. Par Jean Maxence Granier. Question : où se situe le mien ?
Une modélisation en 4 cases
- A Crise = accident. Issue : on revient à la situation antérieure à la crise (2007).
- B Crise = folie passagère. Issue : retour à un capitalisme sain.
- C Crise = mutation. Issue : un capitalisme repensé.
- D Crise = rupture. Issue : autre chose que le capitalisme, voire le chaos.
Maintenant, à moi de parler.
Les mécanismes du changement
Pas tout à fait d’accord avec les 4 cases. Mon opinion s’est construite sur mon expérience des transformations d’entreprise à laquelle j’ai essayé de donner une portée un peu plus universelle, en cherchant à y raccorder ce que la science avait dit sur le sujet. J’ai trouvé un assez grand accord entre science et expérience.
Pour moi l’évolution est irréversible. Certes, je dis souvent que l’entreprise tend à l’homéostasie (A), mais s'il est vrai que les changements de l’entreprise échouent la plupart du temps, il en reste toujours des traces. Une sorte de handicap rémanent qu’il a fallu compenser par un gain de productivité. Le changement qui réussit me semble assez bien modélisé par l’ethnologie (cf. Schein, Lewin…) : il joue sur la culture de l’entreprise, en mettant plus ou moins en avant certaines de ses valeurs préexistantes (hypothèses fondamentales). Ce qui est cohérent avec B. Cependant, il me semble qu’il s’agit d’une réinterprétation du code de loi de l’entreprise, avec ajout de codicilles (C). Le passage en force peut conduire à une destruction du système (D). Exemple : gains de productivité de l’entreprise qui la privent de son savoir faire, des réformes post 68 qui ont détruit l’ascenseur social ou les syndicats… Mais le système garde toujours un lien avec le précédent. La pensée moderne se reconnaît dans la pensée grecque ou dans la pensée chinoise des origines. La révolution française n’a pas touché aux structures fondamentales de la société française (cf. Tocqueville).
L’effet de serre illustre différemment ces idées. Pendant des siècles l’humanité a accumulé des cochonneries dans son écosystème, sans conséquence apparente. Les mécanismes d’autorégulation avaient le dessus. Jusqu’à franchissement d’un seuil. On entre, après une transition, dans un autre mode de régulation. Cependant, si elle survit, l’humanité continuera à s’appuyer sur certaines des recettes qui ont fait son succès.
Ma lecture de la crise
- Nous sommes passés d’une phase de capitalisme dirigiste (après guerre), à une phase ultralibérale (80 – 2000). La première était caractérisée par un contrôle du marché quasi-total par une technostructure qui dirigeait des états keynésiens puissants et de grandes entreprises planificatrices. La seconde a vu la dislocation de l’état et des entreprises au profit d’une classe de managers financiers apatrides, dirigeants d’entreprise ou d’organismes financiers, qui s’appuyaient sur la doctrine de la liberté totale des marchés.
- À cela s’est ajoutée la « mondialisation ». Dorénavant l’ensemble de la planète semble obéir aux mêmes règles du jeu capitaliste. Les nouveaux joueurs ont-ils contribués à l'achèvement des phases précédentes ? En favorisant la déstabilisation de l’édifice planifié (offensive japonaise, crise pétrolière des années 70 / 80), ou en accélérant la débâcle de l’ultralibéralisme (en encourageant sa tendance naturelle à la spéculation) ?
- Globalement le monde me semble chercher un équilibre entre la liberté qui est due à l’homme (libéralisme) et la nécessaire solidarité humaine, le fait que l’homme est un animal social. L’histoire récente de l’humanité oscillerait entre le Charybde d’un individu qui nierait son appartenance sociale, et le Scylla du refus de l’individualité. La prochaine étape de la sinusoïde est probablement un accroissement de la dimension sociale. L’amplitude de la sinusoïde pourrait s’affaiblir ? C’est ce que j’espère.
- Par définition, la vie épuise les ressources qui lui sont nécessaires. Elle est obligée périodiquement de s’adapter (Darwin). Mais le capitalisme a vraisemblablement poussé ce mouvement à l’extrême. Son principe fondamental (Adam Smith) est la croissance de la production d’une année sur l’autre. Une croissance exponentielle, qui explique peut-être la fréquence des crises que nous subissons. Peut-on éviter d’être brutalisés aussi souvent et aussi méchamment ? N’y a-t-il pas un risque que le capitalisme amène, en marche accélérée, l’individu aux limites de sa capacité d’adaptation ? Il me semble qu’en passant du matériel (le modèle de Smith) à l’immatériel (la valorisation du service que la société nous rend depuis la nuit des temps), le capitalisme pourrait, sans apparemment se renier, trouver une voie plus durable, réinventer le passé.
Compléments :
- Sur les hypothèses fondamentales : BCE, hypothèses fondamentales, valeurs officielles.
- Un aperçu de la théorie de Kurt Lewin dont je parle : La crise est un dégel.
- Sur les réformes post 68 : Éducation nationale : les bons sentiments m’ont tuée, Sociologie des syndicats, 68 : victoire de l’individualisme ?
- Pensée chinoise : Le discours de la Tortue.
- Immortel Platon : Platon pour les nuls.
- Sur le passage technostructure / ultralibéralisme : À qui appartient le profit ?
- Sur le lien entre l’épargne des pays émergents et la crise : Cause de la crise : le grand déséquilibre.
- Sur l’individualisme : Norbert Elias.
- Le débat entre communauté dominant l’homme ou société d’individus est au cœur de la pensée allemande : Gemeinschaft ou Gesellschaft. Je tends à essayer de trouver une position au milieu. C’est aussi, je crois, comme cela que Karl Polanyi voyait l’histoire récente du monde (POLANYI, Karl, The Great Transformation: The Political and Economic Origins of Our Time, Beacon Press 2001).
- Darwin et le changement
- Sur la révolution française : TOCQUEVILLE (de), Alexis, L’Ancien Régime et la Révolution, Flammarion, 1985 (voir aussi Louis XVI en leader du changement).
- SMITH, Adam, KRUEGER, Alan B, CANNAN, Edwin, The Wealth of Nations: Adam Smith ; Introduction by Alan B. Krueger ; Edited, With Notes and Marginal Summary, by Edwin Cannan, Bantam Classics, 2003.
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